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Du bout des doigts, il écarta les ronces et se fraya un chemin. Peu lui importaient les accrocs dans ses vêtements. Une fois le mur d’enceinte franchi, Thomas en fut certain : il était sur la bonne piste. Il entendait la voix plus nettement que jamais, au point de distinguer un orchestre en fond. C’était un opéra qui se jouait. Puccini ou Verdi. À moins que ce ne soit Bizet ou Rossini. Ces airs lui rappelaient son père, qui aimait les écouter le dimanche soir pendant que lui et sa sœur prenaient leur bain.

Le docteur contourna les bâtiments techniques et déboucha sur une immense place bétonnée. Entre les jointures des plaques du sol, les mauvaises herbes proliféraient. Il s’élança, traversa l’espace ouvert, en se courbant comme en Angola pour éviter les tirs de snipers. Il arriva au pied d’un quai de chargement, qu’il escalada pour atteindre un atelier. La musique était de plus en plus audible. Le docteur repéra une porte de service entrebâillée. Les carreaux étaient cassés. Il se glissa à l’intérieur. La voix résonnait. Bien que toujours étouffée, elle semblait provenir de ce bâtiment.

Les murs étaient couverts de tags ; les sols encombrés de débris industriels mais aussi de bouteilles de bière vides et de traces de feux de camp. Thomas n’était pas rassuré, mais il voulait savoir. Guidé par le son, il passa dans un hangar voisin, tout en longueur et très haut. Avec ce chant qui flottait dans l’air et la clarté de la lune qui filtrait par les anciennes trappes d’aération, on aurait pu se croire dans une cathédrale. S’il n’avait pas redouté que le chanteur ne s’interrompe, le docteur se serait bien arrêté pour goûter à l’émotion qui se dégageait de l’instant.

Il progressait uniquement guidé par ce qu’il percevait. Il se tordit la cheville sur un rail mais ne s’arrêta pas. Dans la pénombre, les carcasses des machines-outils désossées ressemblaient à des monstres menaçants aux pattes immenses. Mais tant que la voix était là, Thomas n’avait pas peur. Il n’entendait rien d’autre. Rien de grave ne pouvait lui arriver pendant que s’élevait une voix aussi fabuleuse. Comme si ce que les hommes offrent de plus beau possédait le pouvoir quasi magique d’effacer ce qui les terrifie.

Une autre voix se mêlait parfois à celle du chanteur, moins puissante cependant. Alors qu’il longeait une grille d’aération, Thomas se figea : la musique montait de ce conduit. Il chercha, suivit les courbes du tube, le contourna et finit par trouver un escalier de béton qui plongeait dans les entrailles de la friche industrielle. Il alluma sa lampe et entama sa descente.

Les marches s’articulaient autour d’un monte-charge rouillé. À chaque niveau, le chant se révélait dans une nouvelle sonorité, de plus en plus limpide. Thomas arriva tout en bas. La voix n’était plus loin. Un homme chantait, sans doute en même temps qu’un programme lyrique. Mais ce n’était pas l’enregistrement le plus impressionnant : celui qui s’exprimait à pleins poumons à cet instant précis aurait pu prétendre y figurer en vedette. Son timbre était grave, son souffle puissant mais plus que tout, c’était l’émotion qu’il mettait dans son interprétation qui bouleversait Thomas.

Dans le labyrinthe formé par ces lieux délabrés, le docteur se perdit, trompé par le jeu des échos. Il revint sur ses pas, chercha le bon chemin pour s’approcher du ténor. Qui pouvait bien pratiquer son art au milieu de la nuit, au dernier sous-sol d’une usine désaffectée ? Thomas se retrouva devant une porte blindée. Il posa sa paume dessus et ressentit la vibration. Pas de doute, l’interprète de ce concert impossible se trouvait derrière. Les gonds étaient impressionnants. De gros rivets bordaient le panneau d’acier et un volant d’ouverture en occupait le centre. Bloqué. Thomas tenta de trouver un autre passage, mais cette entrée infranchissable constituait le seul accès vers le chanteur. Que faire ? Ce n’était sans doute pas la meilleure des idées, mais il frappa.

Le chanteur s’interrompit aussitôt, et l’enregistrement s’arrêta quelques secondes après.

— Excusez-moi, cria le docteur. Je vous ai entendu…

— Partez, allez-vous-en ! Cet endroit est maudit ! Vous n’y survivrez pas si vous restez.

— Pardon ?

— Tirez-vous ! Ne revenez jamais, bande de voyous !

« Bande de voyous » ? s’étonna le médecin en balayant la cave du faisceau de sa lampe pour vérifier qu’il était bien seul.

— Laissez-moi tranquille, ajouta l’inconnu. Je suis armé !

— Je ne vous veux aucun mal. Je suis le directeur de la maison de retraite d’à côté. Qui êtes-vous ?

Pas de réponse. Le silence qui s’installa se fit de plus en plus lugubre. La voix envoûtante disparue, Thomas prit brusquement conscience de tous les bruits angoissants de cet endroit sordide. Dans ce silence grouillant de sons inconnus, le pire pouvait très bien lui arriver… Dans son dos, quelque chose se faufila au ras du sol. Tous les sens en alerte, Thomas hésita à retourner chercher le fusil de Francis.

Tout à coup, le volant de la porte blindée se mit à tourner. Le grincement du mécanisme résonna jusqu’aux tréfonds des sous-sols de l’usine. Au moment où le panneau blindé s’entrouvrait, Thomas entendit le grondement d’un gros chien. La panique s’empara instantanément de lui. Il hurla et prit ses jambes à son cou.

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