— Prêt, Michael ? On y va à trois ?
— Je vous suis.
— Un, deux… et trois !
M. Tibene et le docteur soulevèrent le meuble de bibliothèque pour le positionner face à l’entrée. Thomas s’épongea le front et recula pour juger de l’effet.
— C’est parfait, je vous remercie de votre aide. Vous êtes aussi costaud que Jean Valjean ! Sans vous, je n’aurais pas réussi à tout ranger aussi vite. Plus qu’un coup sur les sols et ce sera impeccable.
— Je peux m’en occuper, si vous voulez.
— Vous m’avez bien assez aidé comme ça.
— Heureux de vous être utile.
Venu du jardin, un aboiement monta, plus fort que les autres.
— J’en connais deux qui s’amusent comme des fous, commenta le docteur. Ils dormiront bien ce soir.
Michael tendit l’oreille, l’air inquiet.
— Ne vous en faites donc pas, le rassura le docteur. Un chien et un gamin, c’est la recette du bonheur.
— Ça me fait drôle. Je n’ai pas l’habitude d’être séparé d’Attila. Depuis que je l’ai, il est toujours resté près de moi. Quand il se promène, il lui arrive de disparaître, mais il revient vite. C’est la première fois qu’il ne remarque même pas que je ne suis pas près de lui.
— J’ai bien vu que vous étiez déçu qu’il ne nous suive pas, mais dites-vous qu’il est mieux à jouer dehors que dans nos jambes.
— Il n’avait jamais fait la fête à quelqu’un d’autre que moi…
— Un peu jaloux ?
— Non. Triste plutôt. Un jour, il me laissera peut-être pour quelqu’un d’autre qui prendra mieux soin de lui. N’importe qui pourrait lui offrir mieux que cette vie.
— Vous vous faites du mal pour rien. Les chiens sont fidèles. Attila et vous, c’est à la vie à la mort.
Ces mots bouleversèrent Michael. Pour ne pas céder à l’émotion, il se dépêcha de changer de sujet.
— Votre locataire arrive demain, c’est ça ?
— Il vient d’abord visiter pour décider si cela lui convient.
— Je suis certain qu’il aimera, c’est vraiment un bel appartement.
Thomas remarqua l’inflexion de sa voix.
— Ma proposition reste valable, réagit-il. Si vous voulez, je vous trouve une place ici.
— Merci, je ne veux pas changer les habitudes d’Attila trop vite. Déjà qu’il trépigne pour venir chez vous dès que j’ouvre la porte blindée. Et puis si je chante ici la nuit, vos résidents vont se plaindre…
— Détrompez-vous. J’en connais au moins une qui serait enchantée. Avez-vous déjà chanté en public ?
— Jamais.
— Même devant votre famille ?
— J’étais tellement timide que je m’enfermais dans ma chambre pendant que tout le monde écoutait dans la pièce voisine. Je vis la musique, je ressens les paroles, j’ai l’impression de devenir un autre. J’ai peur que si les gens le voient, ils se moquent de moi.
— Tous les artistes vivent et respirent leur art, et à part les abrutis, personne ne se moque d’eux. C’est même pour ce talent-là qu’ils sont admirés. Et c’est justement ça qui m’a donné envie de vous découvrir. Vous savez, Michael, chaque soir, je viens à cette fenêtre, là derrière vous, et je l’ouvre en espérant vous entendre. C’est d’ici que je vous ai écouté la première fois. C’est un superbe souvenir. Un moment magique.
— Rencontrer celui qui se cache derrière la voix ne vous a pas trop déçu ?
— Michael, s’il vous plaît, rendez-vous service. Arrêtez de vous dévaloriser. Dites-moi, quelle est la phrase que vous ne voulez surtout pas entendre ?
— Pardon ?
— Qu’est-ce qui vous fait le plus peur ?
— Je ne sais pas…
— Je vais être obligé de vous le dire pour conjurer la malédiction qui vous entrave. Vous redoutez par-dessus tout que quelqu’un s’avance et vous jette au visage : « Michael, tu n’es qu’un bon à rien qui a gâché toutes les chances que ta mère s’est saignée à te donner. Tu aurais dû faire des études et tu vis comme un clochard dans un trou. Tu n’es pas à la hauteur. Tu devrais avoir honte. »
Michael Tibene fixait le docteur, sonné comme s’il avait reçu un coup en pleine figure. Sa lèvre inférieure tremblait. Cette fois, il n’allait pas réussir à maîtriser l’émotion qui se répandait en lui plus vite qu’Attila n’était capable de courir.
À l’instant où le docteur vit la première larme couler sur la joue du jeune homme, il le prit dans ses bras.
— Pleure, mon gars, pleure. Et que tes larmes noient tes peurs. Plus personne ne pourra te blesser en te disant ce que tu ne veux surtout pas entendre, parce que tu l’auras déjà entendu. Ne m’en veux pas. Je t’ai dit ce que tu redoutes, pas ce que je crois.
Michael s’abandonna contre le médecin et libéra ses larmes.
— Pleure, mon gars. Vas-y. Dans ma vie, j’ai été obligé d’annoncer à des parents que leur enfant n’allait pas survivre. J’ai dû avouer à un homme que je n’étais pas capable de sauver sa compagne. J’ai si souvent échoué et vu le malheur… Je vois ta vie, Michael, et crois-moi, même si elle n’est pas simple, tu as de sacrés atouts. Tu as les moyens d’avoir un futur. Ne t’inflige pas ce que tu ne ferais jamais à ton chien. Ne t’abandonne pas.