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— Merci beaucoup, mais ne vous compliquez pas pour moi. Je peux très bien m’y rendre à pied. J’ai l’habitude de marcher. Allez vite retrouver votre petit Théo.

— Monsieur Sellac, ne soyez pas neuneu, c’est sur mon chemin. Vous serez obligé de faire le retour à pied, alors épargnez-vous l’aller.

Thomas comprit qu’il n’échapperait pas à la sollicitude de l’infirmière. Il se retrouva donc dans la voiture de Pauline, en route pour le centre-ville.

Bien que le trajet soit plus confortable et plus rapide ainsi, il aurait quand même préféré s’y rendre en marchant, pour avoir le temps de se préparer psychologiquement à ce qui l’attendait. Thomas s’apprêtait à vivre un moment historique. Pour la toute première fois, il allait tenter d’apercevoir Emma en chair et en os.

Grâce au site des étudiants de l’école d’infirmières, Thomas avait réussi à déduire que le groupe de deuxième année auquel appartenait Emma finissait aujourd’hui à 18 h 30. Bien que connaissant les photos de Kishan par cœur, il les avait quand même emportées, un peu pour être certain de reconnaître la jeune femme, beaucoup pour se rassurer. Si un jour on lui avait dit qu’il garderait quelques pages tout contre lui comme un porte-bonheur, il ne l’aurait pas cru.

Pauline conduisait vite. Thomas avait l’habitude des pilotages sportifs, surtout sur les pistes du Cachemire, mais pas dans cet environnement.

— Ils roulent à gauche en Inde, n’est-ce pas ? fit l’infirmière.

— Quand ce sont de vraies routes, effectivement, mais dans les régions les plus reculées, ils passent où ils peuvent.

Pauline traversa un carrefour — trop rapidement pour Thomas.

— Je crois que les résidents vous apprécient déjà beaucoup. Votre arrivée a redonné de l’énergie à tout le monde, même à moi.

— C’est gentil. Méfiez-vous de la priorité à droite…

— Êtes-vous toujours d’accord pour que Théo m’accompagne samedi ?

— Aucun problème. Je me réjouis de faire sa connaissance.

— Où voulez-vous que je vous dépose en ville ?

— À l’hôpital du centre, ce sera parfait.

— Vous n’êtes pas malade, au moins ?

— Non, tout va bien. Attention au croisement.

— Ne vous inquiétez pas. Je n’ai jamais eu le moindre carton. Vous allez retrouver un collègue ? Une collègue ?

— Pas exactement.

Au ton de la réponse, Pauline sentit que Thomas ne souhaitait pas en parler.

— Pardonnez-moi, je ne voulais pas être indiscrète.

Un silence gêné s’installa dans le véhicule.

— C’est à moi de m’excuser, lâcha Thomas. Pendant huit ans, je n’ai parlé qu’à une poignée de personnes, que des hommes, qui bien que maîtrisant parfaitement notre langue, n’abordaient que des sujets quotidiens simples ou des urgences vitales. Mon retour s’est fait très vite, je n’ai pas eu le temps de me réacclimater, et depuis que je suis arrivé au foyer, entre les résidents et vous, je n’arrête pas de discuter de choses complexes, intimes, psychologiques. Avec des femmes extrêmement fines en plus. Alors le rustre que je suis ne sait pas toujours s’y prendre. Ne m’en veuillez pas.

— Moi pas vous en vouloir. Moi contente vous être mon directeur. Moi vous trouver bonne tête et bonne mentalité.

— Non mais je rêve ou vous vous foutez de moi ?

— J’essaie de parler simple, pour que « l’homme rustre » comprenne !

— Moi pas rustre à ce point ! Vous venez de griller le feu rouge.

— Moi âge de pierre, moi confondre feu rouge et baies bonnes à manger. Flic comprendra.

— Pauline, s’il vous plaît…

— D’accord, j’arrête. De toute façon, nous sommes arrivés. L’hôpital est juste là, sur la petite place qui fait l’angle.

— Merci beaucoup. À demain matin. Bonne soirée.

— Vous avez vos clés pour rentrer ? Parce que ne comptez pas sur les résidents pour vous ouvrir. Quand ils dorment, le monde peut s’écrouler.

Thomas descendit de la voiture et adressa un dernier signe à Pauline. L’infirmière redémarra. Il se mit aussitôt en chemin.

À la seconde où il se retrouva seul, une sorte de pression s’abattit sur ses épaules, comme s’il prenait tout à coup conscience de l’importance du moment vers lequel il se dirigeait. Son esprit d’ordinaire pragmatique était assailli de questions et d’idées plus saugrenues les unes que les autres. Il n’avait jamais connu ce genre d’emballement intérieur. Finalement, faire le trajet avec Pauline lui avait sans doute évité de se mettre dans tous ses états.

Lorsque le docteur arriva devant l’école, qui jouxtait l’hôpital, il se découvrit un stade de tension nerveuse inédit. Un vrai cas d’étude pour la profession. Il détailla le grand bâtiment aussi classique qu’austère dont une porte cochère marquait l’entrée. Thomas tourna un peu autour et décida de se poster au pied d’un des grands marronniers qui occupaient la petite place. Le point d’observation était idéal. 18 h 15. Il avait encore le temps, à moins que pour une raison imprévue, Emma n’ait fini plus tôt. À moins aussi qu’elle ne soit pas venue aujourd’hui parce qu’elle était malade. Rien ne garantissait d’ailleurs que si elle était bien à l’intérieur, elle sortirait à 18 h 30 précises. Elle allait certainement parler avec des copines ou avoir des choses à régler. De toute façon, Thomas était déterminé à l’attendre. Il était revenu d’Inde pour cela. Il avait accepté le premier poste disponible pour que ce soit possible. Il ne pouvait pas être plus à sa place qu’ici et maintenant.

18 h 19. Avec soin, il déplia les photos de Kishan, qui commençaient déjà à porter les stigmates de trop nombreuses manipulations. Thomas se concentra sur les clichés représentant Emma plus âgée. Et si elle avait coupé ses cheveux comme sa mère ? Et s’ils n’étaient pas attachés comme sur la photo au ski ? Et si elle portait des lunettes ? Se pouvait-il qu’il ne la reconnaisse pas ? Était-il vrai que lorsque vous voyez vos enfants, vous ressentez quelque chose d’instinctif qui vous permet de les identifier au premier coup d’œil ? Et si Céline avait montré des photos de lui à sa fille et qu’elle le repère ? Et si Emma traversait la place et se jetait sur lui pour lui griffer la figure parce qu’elle lui en voulait à mort ? Et si elle courait vers lui pour lui sauter au cou parce qu’elle lui avait pardonné ? Il aurait peut-être mieux valu que le soldat pakistanais le tue à la frontière, parce que Thomas ne se sentait pas de taille à affronter tout ce qui lui passait par la tête et le cœur. Et si pour une fois, les minutes s’écoulaient un peu plus vite ?

Thomas affina sa position d’observation. Il se plaça en embuscade, sur le flanc du tronc. De là, tout en étant peu visible, il ne pouvait pas la manquer. À moins qu’il n’y ait une autre sortie… Et l’esprit de Thomas s’emballa à nouveau dans un feu d’artifice d’interrogations loufoques.

Lorsqu’il réussit enfin à reprendre le contrôle de ses pensées, il en était à se demander si Emma n’allait pas s’enfuir par les toits parce que ses pouvoirs surnaturels lui auraient révélé la présence de son père biologique qu’elle ne devait surtout pas voir sous peine de prendre feu…

Un flot régulier d’étudiantes et d’étudiants sortait du bâtiment. Thomas passait toutes les jeunes filles au crible. Pour chacune, avant d’avoir la certitude qu’il ne s’agissait pas d’Emma, il se disait d’abord qu’il découvrait potentiellement sa fille. Il ne voulait rien perdre de ce premier contact, de cette vision. Il souhaitait en inscrire chaque image dans sa mémoire. Cette fois, son histoire ne s’écrirait pas à son insu. Pendant sa planque, une seule fois, Thomas eut l’impression qu’il pouvait s’agir d’Emma, et son cœur accéléra comme jamais. Il eut soudain la sensation que tout l’intérieur de son corps s’était mis à bouillir. Mais ce n’était pas elle.

18 h 33. Un homme se planta devant Thomas et lui demanda :

— Excusez-moi, savez-vous où se trouve la rue Gédéon-Malengro ?

— Non, je suis désolé.

Un groupe d’étudiantes sortit. Thomas se pencha sur le côté pour tenter de les apercevoir, mais l’homme lui bouchait la vue.

— Elle ne doit pas être loin, insista celui-ci, on m’a dit qu’elle donnait dans une rue débouchant sur cette place.

— Non vraiment, je ne sais pas.

L’homme restait obstinément devant. Thomas risquait de louper sa fille. Il devait réagir.

— Mais si ! s’exclama-t-il soudain. Ça me revient, elle est par là, la rue Gromalin.

— Vous voulez dire la rue Gédéon-Malengro.

— Malengro, c’est ça. Alors c’est très simple. Vous prenez la première à droite, et à la deuxième à gauche et vous y êtes.

L’homme sourit :

— Merci beaucoup, vous êtes bien aimable.

L’importun s’éloigna enfin. Thomas, l’œil affûté, passa en revue les étudiantes qui sortaient maintenant en masse. Comme un tireur d’élite traquant sa cible au milieu d’une foule, il ne négligeait aucun détail. Les jeunes femmes riaient, s’interpellaient, discutaient, s’embrassaient.

Soudain, l’une d’elles se détacha nettement. Une évidence. Ses cheveux étaient coiffés comme lors de son séjour au ski, son visage rayonnait comme à la soirée, son sourire n’avait pas changé depuis l’anniversaire où elle avait reçu sa poupée. Mais ce ne fut pas ce lien invisible unissant les parents aux enfants qui permit à Thomas de reconnaître sa fille à coup sûr : Emma bougeait exactement comme sa mère au même âge. Un bref instant, Thomas eut même l’impression d’être revenu vingt ans en arrière et d’observer Céline. Si la couleur des cheveux, les yeux et les fossettes étaient les siens, l’énergie était indiscutablement celle de sa mère. Mais Thomas ne confondait pas. Le lien qui, comme la mèche d’une bombe, était en train de lui embraser le cœur n’avait rien à voir avec celui qu’il avait autrefois partagé avec sa petite amie. Contempler Emma était bien différent. Jamais il n’avait fixé quelqu’un avec une telle intensité. En elle, il voyait l’enfant, la fragilité, et l’absence qu’il ne se pardonnait pas. Il n’avait jamais été prêt à tout donner à un être qu’il ne connaissait pas. Seuls les enfants ont ce pouvoir. Emma était là, devant lui, à rire avec ses amies. Elle était belle, incroyablement vivante. Mais déjà, elle s’éloignait.

Pendant les trop courts instants où Thomas avait pu l’observer, deux vérités s’étaient révélées à lui. La première : aller lui parler serait une erreur. Il était trop tôt et il ne saurait pas quoi lui dire. Et la deuxième, plus puissante encore : Thomas était désormais certain qu’il voulait passer tout le temps possible au plus près d’elle. Rien d’autre n’avait de sens pour lui.

Lorsque Emma disparut au coin de la rue, Thomas hésita à la suivre mais renonça. Trop glauque. Alors il resta contre son arbre, à se remémorer les images d’Emma dans le décor de la rue qui était maintenant bien vide sans elle. Il vit revenir l’homme de la rue Gédéon-Malengro qui semblait très énervé d’avoir été mal renseigné. En tournant autour de l’arbre, Thomas parvint à se cacher pour l’éviter. Par contre, il ne vit pas Pauline, qui l’observait depuis l’angle de la place parce qu’elle souhaitait savoir avec qui l’homme rustre et très sympathique avait rendez-vous. L’infirmière avait été témoin de son attente impatiente, de son émotion. Elle était même certaine de l’avoir vu pleurer. Elle s’était tout de suite mise à imaginer des choses. Les filles font souvent cela.

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