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Dans un ensemble parfait, les deux tartines jaillirent du grille-pain. Pauline les attrapa au vol en se brûlant les doigts. Elle souffla dessus et commença aussitôt à les beurrer.

— Qui en voudra d’autres ?

Francis leva la main, Hélène aussi. Le docteur s’approcha de Pauline.

— Pourquoi est-ce le seul repas qu’ils prennent ensemble ?

— Je n’en sais rien. Vous n’avez qu’à le leur demander.

Thomas se tourna vers les résidents.

— Ces petits déjeuners sont bien agréables, ne trouvez-vous pas ? C’est une belle façon de démarrer la journée !

Francis leva le nez de son bol de café.

— Doc, chaque fois que vous nous parlez en tête à tête, vous êtes épatant, direct, plutôt pertinent…

— Trop aimable, monsieur Lanzac.

— Par contre, dès que vous vous adressez au groupe, on dirait un animateur de colo débutant qui pétoche devant une meute de décérébrés prête à charger… S’il vous plaît, parlez-nous normalement.

Espérant un soutien, Thomas tourna la tête vers Pauline. Mais il ne vit que ses épaules secouées par un rire étouffé. Pour ne pas risquer de croiser le regard du docteur, la jeune femme fixait ses tartines. Thomas devait faire face seul.

— Merci pour cette remarque, Colonel. Pardon pour mon côté animateur de colo, sans doute dû au fait que parfois, vous-même terminez mes phrases par « poil au nez » ou « poil au cul ».

— Uniquement quand ce n’est pas intéressant, doc.

— Tais-toi Francis, et ne touche plus jamais à mes cheveux, aboya Chantal.

— C’est pas moi qui ai joué avec ta perruque, poils à ta tête.

— Si nous pouvions nous en tenir à un registre adulte, reprit Thomas, j’ai une suggestion : pourquoi ne partageriez-vous pas davantage de repas tous ensemble ?

— C’est une excellente question ! déclara Françoise.

— Ils livrent les repas pile à l’heure de mon jeu, répondit Jean-Michel, encore peu réveillé à cette heure matinale.

— Si encore on s’intéressait aux mêmes émissions, lança Chantal, on pourrait manger devant, mais quand on voit ce qui captive certains… Suivez mon regard !

Francis répliqua aussitôt :

— Ce que je regarde n’est peut-être pas très intellectuel, mais moi au moins, je ne chante pas devant ! Et quand je dis chanter…

Vexée, Chantal émit un grognement quasi animal. Elle crispa les mains sur le bord de la table et se redressa, prête à bondir.

— Je vous en prie, restons calmes, tempéra le docteur. L’idée n’était pas de vous exciter les uns contre les autres mais de vous proposer plus de moments communs. Devant vos réactions, j’opte pour le statu quo.

Pauline distribua les dernières tartines et intervint :

— Moi, docteur, je veux bien manger avec vous le midi. Ce sera plus sympa.

Thomas remercia l’infirmière d’un mouvement de tête et pointa un index menaçant en direction des résidents.

— Qu’aucun de vous ne s’avise de dire « poil au doigt ».


Si Thomas retourna rapidement à son bureau, ce n’était pas pour s’occuper de la gestion de la résidence, qui pouvait attendre, mais pour vérifier une information concernant Emma aperçue le matin même sur les réseaux sociaux. Il avait peut-être découvert la raison pour laquelle la jeune fille faisait autant de publicité pour la brocante. À peine la page s’afficha-t-elle que l’on frappa à sa porte. Pauline passa la tête.

— Docteur, en vous entendant parler de repas partagés, je me suis dit que l’on pourrait peut-être créer un potager dans le jardin. Ce n’est pas la place qui manque. Ce serait rigolo, ça leur ferait une occupation supplémentaire, éventuellement ensemble, et au grand air en plus. On aménagerait juste un petit coin, rien de compliqué…

S’apercevant que Thomas ne l’écoutait pas, elle s’interrompit.

— Un problème ? fit-elle. Vous avez l’air contrarié.

Thomas était incapable de formuler une réponse sensée.

— Monsieur Sellac, dites quelque chose. C’est flippant de vous voir comme ça…

Thomas soupira et se prit la tête entre les mains. L’infirmière s’avança timidement.

— Vous avez un souci avec Emma, c’est ça ? Quand vous êtes dans cet état-là, il est toujours question d’elle. Les enfants nous font à tous le même effet. Ce n’est pas trop grave au moins ?

Thomas désigna l’écran de son ordinateur.

— Que ferez-vous quand Théo en sera là ?

Pauline contourna le bureau. Sur sa page, Emma faisait la promotion de la brocante où elle comptait « vendre ses vieux jouets et diverses affaires pour gagner un peu d’argent afin d’aider l’homme de sa vie à s’installer en attendant de le rejoindre ».

— Qu’est-ce qui vous pose problème ? Qu’elle envisage de vivre avec lui ou qu’elle bazarde ses souvenirs ?

— Les deux.

— Elle avance dans la vie. Elle lâche un peu du passé pour faire son chemin. C’est normal. Vous-même êtes bien parti un jour.

— C’est d’ailleurs pour cela que je m’inquiète pour elle. Va-t-elle faire les bons choix ?

— S’il existait un moyen de le savoir avant de tenter sa chance, ça se saurait…

— Je n’ai rien vécu avec elle. Je ne l’ai jamais vue s’amuser avec ses jouets. Je ne lui en ai même jamais offert un seul ! C’est son histoire qu’elle va vendre. N’importe qui va pouvoir s’offrir un peu de son passé alors que j’en ai été privé. Tout ce qui a compté pour la petite fille qu’elle était va partir on ne sait où pour quelques pièces de monnaie. Je commence à la connaître, c’est une sentimentale. Je n’ai pas envie qu’elle se sépare de choses qu’elle regrettera d’avoir bradées plus tard. Je suis certain qu’un jour viendra où ce qu’elle considère aujourd’hui comme des vieilleries lui manquera.

— Elle s’en sépare pour construire avec son copain. Moi qui n’ai connu que des histoires sans tendresse, je trouve cela émouvant.

— Le peu qu’elle va récupérer vaut-il ce qu’elle va laisser ? Et si ça ne marche pas avec son petit ami, elle aura tout vendu pour rien. Ce serait le pire.

— Vous vous en faites trop. De toute façon, que voulez-vous y faire ?

Thomas prit une inspiration et déclara :

— Je voudrais acheter toutes ses affaires pour les lui rendre plus tard.

— Vous plaisantez ?

— Pas du tout. Mais malheureusement, je ne peux pas me pointer et lui faire un chèque.

Pauline n’hésita qu’un instant.

— Si vous voulez, j’irai pour vous !

— C’est adorable, Pauline, mais elle va se méfier.

L’infirmière fit la grimace. Il fallait trouver un autre moyen. Thomas commenta en grognant :

— Même quand on ne les élève pas, les enfants, c’est beaucoup de soucis.

— Docteur, j’ai peut-être une idée, mais vous allez devoir me faire confiance…

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