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La dernière fois que Thomas était allé au cinéma remontait à plus de deux ans. C’était à Srinagar, avec toute la famille de Kishan, pour l’anniversaire de Jaya, sa femme. Il n’avait pas compris grand-chose aux dialogues mais avait été impressionné par les chansons et l’ampleur des numéros de danse d’une histoire d’amour que beaucoup de spectateurs vivaient et commentaient à voix haute pendant la projection. Les méchants se firent huer et à la fin, lorsque le héros enlaça la jolie princesse avec qui il allait enfin pouvoir convoler, tout le monde se mit à applaudir au point de ne rien entendre des dernières répliques. Les pères présents dans le public n’auraient certainement pas été aussi enthousiastes si ç’avait été leur fille qui se faisait emballer par un bellâtre du genre de celui que Thomas avait en ligne de mire quelques rangs devant.

Emma et son petit ami étaient installés bien au centre, face à l’écran. Sans pouvoir comprendre ce qu’il racontait, Thomas entendait la voix du garçon. Une voix grave et virile. Saletés d’hormones. Il percevait aussi celle d’Emma, bien plus chantante que lorsqu’elle s’adressait à ses amies, ponctuée de petits rires. Le sens du mot roucouler devint tout à coup très concret pour le docteur. Et vas-y que je te passe le bras autour du cou, et vas-y que je te caresse tes beaux cheveux, et tant qu’on y est, vas-y que je plonge ma mimine en même temps que la tienne dans le gobelet de pop-corn et que ça nous fait rire comme des abrutis… Des animaux.

Thomas ne comprit pas beaucoup plus ce film que celui qu’il avait vu en Inde, car il ne lâchait pas sa fille et son amoureux des yeux. Ils s’embrassèrent trente-huit fois pendant les cent deux minutes du film. Plus d’une fois toutes les trois minutes ! Il fallait au moins une explosion nucléaire ou une déclaration déchirante des personnages principaux pour qu’ils se tiennent un peu tranquilles. Même pendant la scène finale, alors que le héros regardait son père mourir, les larmes aux yeux — ce qui n’était vraiment pas son genre —, ils trouvèrent le moyen de se bécoter. C’était quand même le père du héros qui mourait !

À la fin, Thomas était épuisé, à cause des explosions, des cascades, et des baisers — pas ceux du film, mais ceux de sa fille —, exténué à cause de tout ce qu’il ressentait et qui le remuait au plus profond de lui-même. Il se faisait l’effet d’un mauvais père, d’un pervers voyeur et d’un homme inquiet pour sa petite princesse. Il était déjà lui-même allé au cinéma, avec Céline. Il l’avait évidemment déjà embrassée, mais jamais autant, et jamais pendant que le père du héros mourait dans d’atroces convulsions. Le docteur ne s’était jamais permis non plus de suçoter le lobe de l’oreille de qui que ce soit. Ceux qui font les films savent-ils vraiment ce que fabriquent les gens devant ce qui leur demande tellement de travail ?

Quand les lumières de la salle se rallumèrent, Thomas éprouva un intense soulagement. Une libération. Il n’en pouvait plus de voir des gens mourir pendant que sa fille embrassait ce jeune type. Tous les pères détestent-ils les petits amis de leur fille à ce point ? Sans doute un peu au début. Au moins le premier. À moins que ça ne passe jamais.

Les hommes savent parfaitement de quoi ils sont capables vis-à-vis des femmes, c’est une bonne raison pour se méfier de leurs congénères.

Les deux tourtereaux restèrent les derniers, ne quittant la salle qu’à la toute fin du générique. Thomas ne prit pas le risque de les attendre. Il sortit avec la foule pour ne pas se faire remarquer. Il eut bien l’idée de se cacher à quatre pattes entre les fauteuils, voire de faire irruption juste devant eux en beuglant de toutes ses forces à ce freluquet ce qu’il pensait de son comportement. Mais non. Il quitta le cinéma sans un bruit et se posta dans le renfoncement de la porte d’un magasin pour les attendre.

Thomas entendit le rire de sa fille avant de la voir. Ils apparurent sur le trottoir, nimbés de lumière. Dans la clarté des projecteurs de la façade, au milieu des personnes qui attendaient pour la séance d’après, ils rayonnaient de bonheur.

Le jeune homme demanda à Emma d’aller l’attendre à l’angle de l’avenue, le temps qu’il aille chercher sa voiture. Le docteur fut bien obligé d’admettre que c’était plutôt galant. Il vit le garçon partir en courant. Il fut bien forcé de reconnaître qu’il semblait plutôt athlétique.

Emma, un sourire accroché au visage, se dirigea tranquillement vers leur point de rendez-vous. Elle n’eut pas cette brusque chute de vitalité comme lorsque ses amies l’avaient quittée. Certains sentiments réchauffent-ils le cœur plus longtemps que d’autres ?

En s’éloignant, Emma marchait différemment. Ce soir, elle ressemblait à une funambule posant ses petits pieds sur des nuages. Elle était légère, heureuse. Toute à son bonheur, elle ne vit pas venir les deux jeunes qui lui arrachèrent soudain son sac. Ils ne lui laissèrent aucune chance. Les deux brutes tirèrent de toutes leurs forces. Elle cria, elle tenta de résister mais ils étaient plus forts. Emma tomba. Les voleurs disparurent avec leur butin.

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