Lorsque le taxi déposa Thomas, la nuit était tombée depuis longtemps. Contrairement à l’habitude, le hall de la résidence était encore éclairé malgré l’heure tardive. À peine la voiture arrêtée, Pauline se précipita à sa rencontre.
— Alors ?
— Il a repris connaissance et m’a reconnu. C’est bon signe. Il s’était endormi et ses signes vitaux étaient satisfaisants quand je suis parti. Le cardiologue dit qu’il a le cœur solide parce qu’à son âge, une seule de ses électrocutions aurait pu suffire à le tuer. Et ici, ça va ? Comment réagissent les autres ?
— Tout le monde vous attend. Je vous ai préparé une collation, mais je suppose que vous n’avez pas d’appétit…
— C’est gentil, Pauline. Je crève de faim, mais on verra plus tard.
Pauline n’avait pas menti. Dans le salon, ils étaient tous là, même Michael et Romain. Six paires d’yeux étaient braquées sur lui dans un silence sépulcral. Sept en comptant Attila.
— Il est toujours vivant ? demanda directement Chantal.
— Oui. Il va aussi bien que possible étant donné ce qu’il a subi.
Le docteur détailla par le menu le passage aux urgences et fit un compte rendu complet des examens pratiqués. Le but était de rassurer. Même si les résidents n’en comprenaient pas toujours les enjeux, cela leur permettait de prendre conscience que tout était fait pour aider M. Ferreira.
— J’ai l’habitude des situations d’urgence, rappela Thomas, et je peux vous assurer que Jean-Michel a eu beaucoup de chance d’être pris en charge aussi vite et aussi bien. Je suis impressionné par les moyens mis en œuvre. Dans la plupart des villes où j’ai pratiqué sur différents continents, il n’aurait pas eu le quart du potentiel de soins et de l’expertise dont il a bénéficié aujourd’hui. Même s’il est impossible de prédire la façon dont son état va évoluer, vous pouvez être certains qu’il y a peu d’endroits où il aurait de meilleures chances.
— Lorsqu’il a repris connaissance, a-t-il parlé de nous ? demanda Françoise.
— Non, mais ne vous formalisez pas. Il m’a reconnu parce que j’étais présent devant lui. Les seuls mots qu’il a prononcés concernaient sa femme, qu’il souhaitait que je prévienne.
— Docteur, intervint Hélène, nous avons quelque chose à vous avouer au sujet de Jean-Michel.
Elle consulta les autres d’un coup d’œil et tous l’encouragèrent.
— Nous nous sentons responsables de ce qui lui est arrivé.
Thomas leva la main pour l’interrompre :
— Inutile de culpabiliser. Vous n’y êtes pour rien. Aucun de vous.
— Si, coupa Françoise. Nous le sommes tous.
Hélène reprit :
— Vous vous souvenez certainement qu’il mangeait beaucoup de bonbons…
— Bien sûr, et je lui ai demandé d’arrêter.
— Il a continué, et a même augmenté sa consommation, révéla Francis.
— Comment ça ?
— Chaque fois que nous allions au supermarché, nous achetions des friandises, à tour de rôle, en prétendant que c’était pour nous-mêmes. Mais nous lui donnions tout.
Le docteur échangea un regard avec Pauline, qui n’était visiblement pas au courant.
— Pourquoi avez-vous fait cela ? Vous saviez qu’en l’encourageant dans cet excès, il se mettait en danger.
— On ne l’a pas fait pour le rendre malade, doc, mais pour l’aider.
— Comment espérez-vous aider quelqu’un en lui ruinant son taux de glycémie ? C’est du suicide, surtout à son âge ! Avait-il envie de mourir ?
— Non, Thomas, fit doucement Hélène. Mais il désirait rejoindre sa femme. Il était prêt à tout pour cela. Il voulait avoir du diabète, comme elle, pour se retrouver dans le même service. Je l’ai rencontrée quelquefois, avant son amputation. Elle s’appelle Marianne, et je peux vous dire qu’il n’y avait pas besoin de les voir ensemble longtemps pour se rendre compte que ces deux-là s’aimaient.
— C’est bien simple, intervint Chantal : quand elle était là, Jean-Michel paraissait trente ans de moins.
Thomas était stupéfait.
— Il a tenté toutes les démarches possibles pour se rapprocher d’elle, expliqua Françoise. Il a rempli des dizaines de dossiers, écrit des courriers, proposé de payer, mais l’affection n’est pas un critère qui entre en ligne de compte pour ceux qui décident de ce que l’on fait des vieux. Votre prédécesseur ne l’a pas aidé. Alors Jean-Michel s’est mis en tête de se rendre aussi malade que sa femme afin de la rejoindre. Dès ce moment-là, méthodiquement, avec application, il a commencé à se forcer à avaler toutes ces sucreries.
— Bon sang, pourquoi n’en avez-vous parlé ni à Pauline, ni à moi ?
— Jean-Michel nous l’a interdit, répondit Françoise. C’était sa dernière carte à jouer. Vous lui aviez demandé de ne plus se gaver de bonbons et Pauline le surveillait.
— Maintenant que le drame est arrivé, intervint Francis, que peut-on faire pour l’aider ?
— Maintenez-vous en forme, ne vous laissez pas aller à la déprime. Quoi qu’il arrive, il aura besoin de vous. Et ensuite, on aura tous une vraie discussion.
Thomas se tourna vers Mme Trémélio.
— Hélène, lors de notre première conversation, vous m’avez fait part d’un point de vue qui m’a beaucoup marqué. Vous m’avez dit : « À la seconde où les gens n’attendent plus rien, ils s’en vont. Ils restent tant qu’ils ont quelque chose à faire. » Vous êtes tous là, devant moi, et je veux savoir ce que vous attendez de cette vie, vraiment. Hélène, je sais que vous espérez rejoindre vos enfants, je sais aussi que vous rêvez d’emmener vos chats. Je découvre à l’instant ce que souhaite Jean-Michel. Françoise, Chantal, Francis, nous devrons également en parler. Quels que soient vos buts, si vous faites la route tout seuls, vous n’irez pas loin. Mais à plusieurs, la distance est le plus souvent faisable. Je le sais parce que vous me l’avez appris.