Abigaël Durnan se réveilla en sursaut, prête à pousser un cri.
Le départ en pleine nuit, la recherche d’essence au milieu des bois, puis l’accident. Elle percevait encore chaque détail du cauchemar avec précision. Il fallait noter rapidement l’histoire dans son cahier. Lorsque sa vue devint moins trouble, elle discerna les murs blancs, le téléviseur accroché en hauteur, la petite fenêtre sur le côté…
Et sentit très vite l’odeur des antiseptiques.
Abigaël ne comprenait pas la raison de sa présence dans une chambre d’hôpital. Elle se redressait à peine qu’une porte s’ouvrit sur une femme en blouse blanche, la quarantaine, coupe au bol d’un blond cendré.
— Bonjour, madame Durnan, je suis le docteur Laëtitia Libert. Nous sommes le samedi 6 décembre 2014, il est 11 h 05. Vous êtes dans le service de traumatologie de l’hôpital Roger-Salengro de Lille.
— Le… service de traumatologie ?
— Nous recevons ici une bonne partie des accidentés de la route. Comment vous sentez-vous ?
— Ça va, je… Qu’est-ce que vous dites ? Les accidentés de la route ?
Le médecin consulta une feuille accrochée au bout du lit, puis la remit à sa place. Mains en peau de lézard, visage en berne, les traits tirés de ceux qui travaillent trop.
— Vous vous en êtes sortie miraculeusement. Hormis quelques coupures de verre sur le visage, une légère hypothermie et un hématome au niveau de la poitrine, le scanner n’a révélé aucune lésion interne. Nous avons également fait des radios de votre squelette. Votre dossier signale que vous êtes narcoleptique. Il a fallu faire le tri entre vos fractures anciennes, vos plaques aux radius droit et gauche, votre prothèse au genou, mais nous n’avons rien décelé de récent. Vos os, vos ligaments ont visiblement bien tenu le coup.
Abigaël porta les mains à ses pommettes, à son front, sentit les pansements, la douleur à chaque pression sur sa peau. Elle toucha son poignet : sa montre avait disparu.
— Elle, par contre, était brisée, fit le médecin. Elle ne fonctionne plus, mais on pourra vous la restituer, si vous voulez.
Abigaël tourna la tête vers le couloir d’où provenaient des voix, devinait des silhouettes derrière la porte entrouverte.
— Ma fille et mon père… Où sont-ils ?
Le médecin prit une profonde inspiration.
— Ils n’ont pas survécu à l’accident. Je suis désolée.
Abigaël ne comprit pas ce que cette femme lui racontait ni ce qu’elle-même faisait à l’hôpital. Oui, il y avait bien eu cet étrange rêve, mais…
Pieds nus, en chemise de nuit jetable, elle se redressa et mit une main sur sa poitrine en feu. Au niveau de la porte, elle tomba sur le gendarme Frédéric Mandrieux accompagné d’un autre collègue en tenue. Mines grises, plombées.
— Frédéric, qu’est-ce qui se passe ? Où est-ce qu’ils sont ?
Elle n’attendit pas la réponse, passa devant les deux hommes et longea le couloir, jetant un œil dans les chambres voisines. Gueules cassées, momies aux jambes prises dans des arceaux, elle connaissait la chanson. Elle avait l’impression de flotter au-dessus du sol, que son corps naviguait en pilotage automatique. Ils lui avaient peut-être injecté quelque chose, péthidine, codéine, morphine…
— Papa ? Léa ?
Une infirmière s’interposa poliment et lui bloqua le passage. Non, décidément, elle n’y comprenait rien. Lorsqu’elle se retourna, Frédéric la prit dans ses bras et la serra fort contre lui sans rien dire.
L’estomac noué, les organes en vrac, quelque chose l’empêchait de se laisser envahir par le chagrin. Ce couloir, ces chariots, ces gens estropiés, tout ce qu’on lui racontait ne pouvait pas être vrai, c’était juste un cauchemar de plus, une production atroce de son esprit dans son sommeil. Elle s’écarta de lui, retourna vers le lit dans un état second, s’assit sur le matelas et fixa Frédéric.
— Un… Un accident ? Qu’est-ce… qui s’est passé ?
Le gendarme en uniforme accompagnant Frédéric Mandrieux s’approcha. Il scruta brièvement la cicatrice circulaire sur son cou — elle attirait le regard comme un aimant — puis, gêné, la fixa.
— Je suis le brigadier Barteli. Nous avons reçu un appel à la gendarmerie de Saint-Amand à 6 h 37 ce matin. Des ouvriers qui travaillaient sur le tronçon fermé de la route D151 ont signalé un grave accident au niveau d’un virage, à trois cents mètres de la borne kilométrique 12. Je suis très vite arrivé sur place. Les pompiers et le SMUR étaient déjà présents, la brigade accident n’a pas tardé à nous rejoindre. Le véhicule, une Volvo noire immatriculée 76, avait vraisemblablement… (il marqua une pause)… percuté un arbre, avant de faire un tête-à-queue pour finir contre un autre tronc plus enfoncé dans la forêt.
Cette fois, Abigaël sentit les vannes s’ouvrir. Larmes chaudes sur ses joues meurtries. Le gendarme n’en menait pas large. Il lança un regard à Frédéric avant de poursuivre.
— On vous a retrouvée inconsciente dans les feuilles, à environ cinq mètres du véhicule. Malgré le sang sur votre visage, vous respiriez et avez immédiatement été emmenée à l’hôpital.
— Mon père… Ma fille…
Frédéric s’approcha et prit le relais. Sa voix tremblait d’émotion.
— L’information est remontée jusqu’à moi quand on a découvert le nom du chauffeur. Yves Durnan… J’ai foncé sur les lieux, Abigaël. Et… j’ai vu ce qui restait de la voiture…
Il baissa la tête, fixa ses chaussures quelques secondes, puis revint vers la jeune femme.
— As-tu le moindre souvenir de l’accident ?
— Non, non…
— La brigade accident essaie de retracer en ce moment même les circonstances du drame. Les équipes pensent que… qu’Yves a traversé le pare-brise ; son corps gisait contre un arbre. Quant à Léa, elle… (profond soupir)… avait traversé la voiture de l’arrière vers l’avant. La voiture était vieille, sans airbag. Vu l’état du véhicule, impossible que tu sois sortie toute seule après l’accident. Pour le moment, on ne comprend pas bien comment tu as pu te retrouver dehors, presque indemne.
Abigaël avait l’impression qu’il parlait en morse. Les sons résonnaient dans sa tête comme des coups de marteau.
— … Tu ne présentes aucune fracture du crâne, juste quelques éclats de verre sur le visage. Tu as eu la chance de ne percuter aucun obstacle et d’atterrir sur un sol relativement mou.
— La chance…
Abigaël se recroquevilla sur son lit et se mit à trembler très fort. Puis, brusquement, elle se redressa en titubant et voulut foncer dans le couloir mais, cette fois, le médecin ne la laissa pas faire. Face à son agressivité soudaine et ses hurlements, une infirmière arriva et lui fit une injection dans le bras. Quelques minutes après, elle ne vit plus que des formes troubles, des ombres qui passaient dans son champ de vision, des mots qu’on prononçait et qu’elle ne comprenait pas.
Léa… Papa… Morts tous les deux…
Quand elle recouvra ses esprits, les ténèbres avaient relayé la lumière. La chambre baignait dans une moiteur de jungle, alors que le givre s’accrochait à la vitre de la fenêtre. De petits pétales de glace s’ouvraient les uns à côté des autres comme des fleurs maudites. Combien de fois avait-elle émergé dans ce genre d’endroit, plus jeune, après des opérations chirurgicales interminables ? Sa mémoire ne savait plus vraiment, mais son corps, lui, se rappelait.
Frédéric se tenait assis près d’elle, les mains pendant entre ses grandes jambes écartées. Ses courts cheveux bruns, d’ordinaire si bien coiffés, partaient dans tous les sens. Il réfléchissait. Abigaël le fixa de longues secondes sans parler.
— Tout ça, c’est pas vrai, Frédéric. Dis-moi que c’est pas vrai, qu’il ne leur est rien arrivé.
Le gendarme se leva et se dirigea vers la fenêtre. Il pouvait observer des cadavres, assister à des autopsies. La mort, dans toute sa crudité, ne lui faisait pas peur. Mais la détresse des gens, ce vide abyssal qui se diluait dans leurs pupilles après un drame… ça, il ne le supportait pas. Abigaël n’était plus psychologue, ce soir. Ni mère, ni fille. Mais une victime malheureuse dont le monde se réduisait à un paquet de ruines.
— Une enquête décès a été ouverte par le procureur, elle est diligentée par Pascal Palmeri, de la brigade accident de Saint-Amand. J’aimerais que tu répondes à quelques questions. Que tu… nous aides à comprendre ce qui s’est passé. C’est très important.
Elle acquiesça sans desserrer les lèvres. Le cœur brisé, à l’image de ses os.
— Donc, vous rouliez sur cette route au milieu des bois, dans une zone interdite à la circulation.
— On était en route pour le Center Parcs, on n’avait plus d’essence, papa est sorti de l’autoroute. Il voulait… je ne sais pas, gagner la première ville. Je dormais à moitié, je n’avais pas l’esprit très clair. Il y avait cette déviation, papa ne voulait pas perdre de temps.
— Alors il s’engage tout de même, malgré les panneaux d’avertissement. Il se dit qu’il pourra passer parce que c’est la nuit. Et ensuite, quoi ? Un animal ? Un autre véhicule ?
— Je ne sais plus, tout est flou. C’est pas possible, Frédéric…
Elle sombrait de nouveau. Frédéric s’approcha, il hésita, puis lui passa la main dans les cheveux. Il la retira rapidement.
— C’est important, Abigaël. Pas la moindre idée de ce qui a pu vous faire manquer le virage ?
Elle ne répondit pas, ses pensées étaient semblables à des flaques d’encre. Pleurer lui donnait mal au crâne. Cette nuit l’avait amputée des deux tiers de sa chair, de son être. Orpheline et sans enfant. Juste un point inutile, une étincelle de vie perdue entre deux mondes.
— Abigaël, écoute-moi bien. Vous étiez trois dans la voiture.
— On était trois. On est trois… Papa, Léa et moi.
— Yves, Léa et toi. Tu voyages avec un homme qui a travaillé plus de vingt-cinq ans dans les douanes, capable de s’énerver comme jamais quand un automobiliste ne met pas son clignotant, et aucun d’entre vous ne porte sa ceinture de sécurité ?
— Léa dormait, elle l’avait enlevée pour être plus à l’aise, mais on devait la lui remettre à la station-service. Je crois que… papa avait sa ceinture.
— Tu crois ou tu en es certaine ?
— Pourquoi il ne l’aurait pas mise ? C’était toujours lui qui me disait de…
Elle secoua la tête, marqua un long silence avant de poursuivre.
— Moi, je l’avais. J’en suis sûre.
— Tu n’aurais pas pu être éjectée du véhicule si ça avait été le cas.
Abigaël se prit la tête entre les mains et fit un douloureux effort de mémoire. Elle se rappelait cette silhouette mi-homme, mi-animal en travers de la route, son tour du véhicule pour se rendre compte que cette espèce de créature informe n’était qu’une hallucination. Mais avait-elle effectivement remis sa ceinture une fois remontée à bord ? Malgré les paquets de clous sous son crâne, elle essaya de visualiser la scène. Le bois, le froid, les phares. Léa qui dormait à l’arrière. Oui… Elle se rappelait, elle entendait encore le déclic de sa ceinture. Elle l’avait bien mise en travers de son torse, aucun doute là-dessus.
— Je suis toute cassée de l’intérieur à cause de chutes, il n’y a plus un os normal là-dedans, pire qu’un puzzle. Et là, une voiture percute un arbre, et je m’en sors sans une égratignure ? Tu me parles d’un accident dont je n’ai pas le moindre souvenir. Cette ceinture, je l’avais, j’en ai la certitude. Rien de ce qui est arrivé n’est normal. Où sont Léa et mon père ?
— À l’IML. C’est mon frère qui va les prendre en charge.
L’institut médico-légal se tenait à quelques kilomètres, pas loin de l’entrée de Lille, le long d’une bretelle d’autoroute. En quelque sorte, la seconde maison des enquêteurs de la section de recherches de Villeneuve-d’Ascq.
— J’y vais.
— Non, ce n’est pas une bonne idée. Ils sont méconnaissables et…
— Tu ne comprends pas ? Je dois les voir.
Frédéric lui posa une main sur le bras, alors qu’elle s’apprêtait à quitter la chambre malgré l’avis du médecin.
— Tu es pieds nus et en chemise de nuit. Il fait moins cinq degrés dehors. Laisse-moi au moins aller te chercher des vêtements et t’accompagner.