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« Bonjour, Abigaël,

Je m’appelle Ghislain Lopez, passionné de cryptographie. Je suis tombé par hasard sur le message crypté que vous avez posté il y a quatre mois sur le forum. Celui-ci m’a interpellé et, parce que j’aime relever les défis, je me suis penché dessus… »

Les yeux rivés sur sa messagerie électronique, Abigaël manipulait de la main droite son téléphone. En ce premier après-midi d’été, Gisèle ne l’avait toujours pas appelée au sujet de l’ordinateur portable de Nicolas Gentil déposé la veille. Elle ne répondait pas non plus aux multiples appels. Avait-elle trouvé le mot de passe permettant l’accès au contenu du disque dur ?

Abigaël essaya de se concentrer sur l’e-mail.

« … Au risque de vous décevoir, et après plusieurs journées de recherches, je n’ai pas réussi à casser le code que vous proposez qui, vu la présence de ponctuation, correspond à un ensemble de phrases. Je pense d’ailleurs que seule la personne qui a crypté ce message est capable de le déchiffrer, simplement parce qu’elle a dû utiliser une clé complexe qu’elle seule détient. On a déjà dû vous le dire… »

— Sans déconner ? Oui, bien sûr on me l’a déjà dit, maugréa Abigaël, en colère contre ce pauvre internaute qui ne cherchait qu’à l’aider.

Elle soupira et supprima le message, excédée. Mais une pointe de regret la poussa à se rendre dans la corbeille. Après tout, le type avait pris du temps pour lui répondre. Elle s’efforça donc de lire la suite.

« … Vous a-t-on déjà parlé du chiffre-livre ? Le principe est relativement simple, et rien de tel qu’un exemple pour comprendre. Supposons que vous souhaitiez crypter la phrase “Bonjour je m’appelle Ghislain” en utilisant le principe du chiffre-livre. Vous choisissez un livre de référence, par exemple la Bible. Pour crypter la lettre “B” de “Bonjour”, vous la remplacez par un triplet de nombres utilisés pour localiser n’importe quel mot de votre choix qui commence par “B”. Ce triplet indique le numéro de page, le numéro de ligne et la place du mot dans la ligne. Ainsi, B devient 10-8-4, c’est-à-dire page 10, ligne 8, mot numéro 4 : “Bonté”. Vous faites cela avec toutes les lettres de votre message à crypter. Vous obtenez alors une série de triplets 10-8-4 67-3-5 91-11-3… et ainsi de suite. Autant de triplets que de lettres dans votre message d’origine. Et maintenant, qui pourra décrypter le message, à votre avis ? »

La personne qui sait quel livre a été utilisé pour crypter le message et qui possède exactement la même édition ! pensa Abigaël. En effet, il suffisait alors pour chaque triplet de retrouver le mot associé dans l’ouvrage et d’en prendre la première lettre. Intriguée, elle fit défiler le message avec son pavé tactile.

« … Le problème est que, dans votre cas, il ne s’agit pas de triplets mais de doublets, il manque donc une coordonnée pour localiser la lettre ou le mot dans le livre. Mais je suis néanmoins persuadé qu’il s’agit d’une piste à suivre, parce qu’il y a un autre élément qui me fait penser au chiffre-livre. J’ai remarqué qu’aucun des nombres ne dépasse 48. Aurions-nous affaire à un livre de quarante-huit pages ? Ou l’édition particulière d’un journal ? Un magazine ? »

Abigaël se recula sur son siège, sonnée. Et si l’évidence avait toujours été sous son nez ? Était-il possible que tout fût aussi simple ? Elle se précipita dans la chambre et tira, de sous le lit, les cartons de son père. Elle en sortit les albums de bandes dessinées de XIII, qui correspondaient au premier et deuxième cycle de la série. Chaque tome comprenait exactement quarante-huit pages. Elle étala l’ensemble sur le parquet et posa devant elle le message crypté découvert dans la bouche du poisson-lune.

10–30 9-13 1-45 6-32 12–12 19–40 1-24 4–4 6-35 5–7 9-26 14–23 10-13 15–45 8-18 7-44 5–7 1-48 8–8 9-34,

7-46 16–12 11-15 8-47 7-12 6–7 12–21 7-44 6-35 20–21 7–7 17–44 16-34 7-34 3-41,

Si le deuxième nombre du doublet ne dépassait pas 48, le premier, lui, restait toujours inférieur à 23. Exactement le nombre d’albums. Abigaël avait bien compris la mécanique de cryptage : le premier nombre devait correspondre au numéro d’album (entre 1 et 23), et le second à une page particulière dans l’album (entre 1 et 48).

Premier doublet, 10–30. Abigaël s’empara du dixième tome, l’ouvrit à la page 30. Rien de bien flagrant à première vue. Elle se concentra sur les dessins, les bulles, et soudain, elle vit.

Deux lettres, dans deux bulles différentes, étaient légèrement soulignées à l’encre noire : « a » et « l », cette fois-là. Elle eut envie de sauter de joie.

— Bien joué, papa.

Dire que Frédéric avait failli emporter les albums pour son marché aux puces, la semaine précédente. Et que, trois mois plus tôt, l’un de ses deux agresseurs les avait eus entre ses mains. Abigaël se sentit à la fois soulagée et excitée. Des réponses l’attendaient derrière ces dessins et ces bulles. Méticuleusement, elle s’intéressa à chaque doublet de nombres qui, parfois, ne menait qu’à une seule lettre par page et, d’autres fois, à deux ou trois, jamais plus.

Les premiers doublets donnèrent, une fois décryptés, « All the leaves are… ». Le début d’un texte en anglais. Au fur et à mesure que le message prenait forme, Abigaël eut l’impression de le reconnaître.

All the leaves are brown,

And the sky is grey

I went for a walk,

On a winter’s day

Un cauchemar… Un cauchemar qui se matérialisait en direct devant ses yeux. Ses doigts se crispèrent tellement sur son crayon qu’elle en cassa la mine.

California dreamin’,

On such a winter’s day

La chanson maudite de son père. Celle juste avant l’accident. Les paroles se mirent à lui vriller les neurones. Abigaël revit alors, devant ses yeux grands ouverts, la berline noire, le visage de son père, cette grande bouche souriante lorsqu’il lui fonçait dessus.

Elle se massa les tempes du plat des mains et regarda avec méfiance autour d’elle. Les perspectives, les couleurs, les formes… Lâcha une BD, pour s’assurer qu’elle tombait bien au sol comme la pomme de Newton. Puis elle se précipita dans le salon et souleva les objets afin de vérifier leur position par rapport aux marques. Mais certains avaient bougé de quelques centimètres. Elle souleva la manche gauche de son sweat, constata la présence des trois brûlures de cigarette. Les tatouages aussi étaient imprimés sur sa cuisse.

Abigaël ignorait quoi faire. Ce message, dont elle avait tant espéré, n’était-il encore une fois qu’une pure invention de son esprit, ou était-il bien réel ? Son père avait-il vraiment crypté les paroles de sa chanson préférée ? Elle n’en pouvait plus. Il fallait qu’elle sache, là, maintenant. Il fallait se shooter à la douleur. Son seul refuge.

— On ne peut pas avoir mal dans les rêves. On ne peut pas, on ne peut pas…

Elle répéta la phrase à s’en brûler la langue, sortit le Zippo qu’elle gardait en permanence sur elle et une cigarette d’un paquet de Frédéric. Embrasement de l’extrémité en aspirant l’air à travers le filtre. Elle se rendit à la salle de bains, s’affronta dans le miroir.

— Es-tu bien certaine ? demanda-t-elle à son propre reflet.

— Oui, je le suis. Vas-y. Envoie la purée.

Elle prit alors son inspiration, mordit dans une serviette en éponge et écrasa le bout incandescent sur sa peau. Quand la chair brunit dans un crissement, l’un de ses ongles se fendit sur l’émail du lavabo. Abigaël tomba en hurlant.

Recroquevillée, elle se sentait impuissante, prisonnière de son esprit. Elle n’en pouvait plus d’osciller entre le monde des rêves et la réalité sans être capable d’en définir la frontière. Où naissait le rêve ? Quand se terminait-il ? « Il y a toujours un rêve qui veille. »

Avec une tristesse de menhir, elle se désinfecta, shootée aux odeurs d’alcool. Elle n’était plus qu’un territoire de feu, de cratères et de cicatrices. Une planète morte, hostile. Elle fit un nouveau bandage en se maudissant. Qu’est-ce qui n’allait pas dans sa tête, dans son corps ? Ces passages à l’acte répétés et intensifs prouvaient que quelque chose ne tournait pas rond ; Abigaël le savait et, pourtant, elle n’y pouvait rien. Elle était comme l’héroïnomane au bord du gouffre, éprouvant le besoin de faire un pas de plus. Encore et encore.

Retour dans la chambre. Puisque tout était bien réel, il fallait désormais affronter une profonde désillusion : même mort, son père avait encore réussi à lui jouer un tour de passe-passe. Ce cryptage stupide, qu’est-ce qu’il représentait ? Un doigt d’honneur à la vie ? Un cadeau empoisonné aux deux affreux qui cherchaient la clé de l’énigme ? Un moyen de leur faire perdre leur temps, de les baiser par-delà la mort ? Ou Yves avait-il tout simplement perdu la boule ?

Elle décida de terminer quand même le déchiffrage. La brûlure l’élançait, l’impression que des ronces poussaient à l’intérieur de sa chair et circulaient dans ses veines.

On such a winter’s day (California dreamin’)

On such a winter’s day.

Point final, telles étaient les dernières lignes de la chanson. Il restait néanmoins une vingtaine de nombres sur la droite, il s’agissait à l’évidence du nom du groupe. À bout de nerfs, Abigaël appliqua la méthode de déchiffrage jusqu’à l’ultime codage. Elle avait noté :

50 33 58.30N, 3 11 2.58E

XIII

Cela ressemblait à des coordonnées GPS.

Après trois heures à s’abîmer les yeux sur des nombres et des bulles de bande dessinée, Yves Durnan, ou plutôt Xavier Illinois, lui livrait enfin une partie du secret. Abigaël sentit le coup de fouet de l’adrénaline et se dit que cela avait bien valu une nouvelle brûlure de cigarette. Elle se rua sur son ordinateur, lança une carte interactive, y entra les coordonnées GPS et attendit. Le plan s’ajusta, le logiciel zooma sur un petit bois entouré de champs, à trois kilomètres à peine de l’aéroport de Lille-Lesquin, à vingt minutes d’ici. Pas d’habitation alentour, juste de la verdure et des arbres.

Qu’y avait-il à découvrir là-bas, au milieu de nulle part ? Quelle facette cachée de Xavier Illinois attendait Abigaël, cette fois-ci ? Elle se rappela le mot laissé par son père : « J’espère que tu trouveras la vérité, autant que je souhaite que tu n’y arrives jamais… »

Son téléphone sonna. Gisèle. Abigaël eut l’impression que tout se précipitait, comme un tourbillon qui l’attirait dans ses eaux d’encre.

— Abigaël ! J’ai vu tes coups de fil, mais j’étais sur l’ordinateur que tu m’as confié… Faut que tu viennes. Bon Dieu, j’ai trouvé quelque chose !

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