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Abigaël franchit la barrière de la caserne de gendarmerie avec une boule dans la gorge. Le planton installé dans la guérite la reconnut et lui adressa un petit signe de la tête. Elle alla vite se garer sur l’un des parkings presque vide, sortit et rasa les murs de la Veuve folie.

Elle avait toujours détesté cet endroit gris, austère, digne d’un mauvais film d’horreur. Ce vieux concentré de folie, né au début des années 1900, n’était qu’une solution intermédiaire pour les gendarmes. Glauque, certes, mais pratique, avec ses bâtiments administratifs, sa trentaine de pavillons reliés entre eux par des galeries couvertes, ses « appartements » pour les pensionnaires des classes supérieures. Il se prévalait même d’un grand parc. La Veuve folie, malgré son vieil âge, tentait encore de séduire.

Abigaël marchait sans faire de bruit. Hors de question de croiser des connaissances, des gendarmes qui la disséqueraient des yeux et exprimeraient leur compassion pour la perte de sa fille et de son père. Marre de la pitié des autres.

Elle avala un bonbon à la menthe pour masquer son haleine — elle avait bu un seul verre dans la soirée mais la vodka imprégnait encore sa langue — et pénétra dans l’un des nombreux pavillons que l’on appelait encore, il y a une dizaine d’années, « asile d’aliénés ». La Veuve folie avait bercé de ses bras maigres les pathologies les plus lourdes, et souvent de façon un peu brutale : elle détestait ses propres enfants. Abigaël se sentait franchement mal à l’aise en passant devant les pièces où l’on voyait encore des camisoles de force empilées ou des lits avec des sangles de contention, ou ces grandes salles de douches vides.

Elle longea les chambres abandonnées, entraperçut quelques relations dans des anciens bureaux de médecins et bifurqua vers l’espace des infirmières. Leur espace. Arrêt devant la porte d’entrée bleue, placardée d’une feuille blanche indiquant « ÉQUIPE MERVEILLE 51 ». Elle inspira profondément et se demanda, face à l’inscription, qui était le plus à plaindre : elle, avec son père et sa fille décédés, ou les parents des kidnappés, qui vivaient dans la terreur, l’ignorance depuis plusieurs mois, avec la peur collée au ventre de voir le cadavre de leur enfant derrière chaque porte qu’ils poussaient. Quel avait été leur Noël, à eux ? Avaient-ils acheté des cadeaux ? Les avaient-ils déposés au pied du sapin ?

Elle faillit faire demi-tour, prendre sa bagnole et bouffer l’asphalte jusqu’à ce que ça arrive. Difficile d’être entre ces murs, de penser à tous ces mômes disparus, de raviver la plaie qui lui brûlait autant le ventre que ses vodkas-citron. À travers ces enfants, il y avait toujours un éclat de Léa. Un sourire, un regard, un pli de lèvres…

Malgré tout, elle frappa deux coups et poussa la porte. Même dans le couloir qui menait à la pièce centrale, des notes, des photos, des relevés, des plans envahissaient les murs. Cet espace était leur sanctuaire, leur cocon, le lieu où ils mangeaient, buvaient, dormaient parfois. Ils ne constituaient pas seulement une équipe, mais une famille qui vivait sous le même toit et dédiée à une cause unique : retrouver l’ordure qui détenait ces mômes.

Lorsqu’elle entra dans l’ex-infirmerie transformée en centre de commandement, les regards se tournèrent dans sa direction. Frédéric, le chef Patrick Lemoine et Gisèle, leur technicienne anacrim… Arnaud Nowicki et les deux autres gendarmes de la famille — de sa famille — étaient probablement encore avec les gendarmes de Saint-Amand. Dans un souci d’efficacité, une partie des opérations — surtout celles de recherches, de fouilles… — serait menée depuis l’autre caserne.

Patrick lui fit la bise.

— Merci d’être venue.

Abigaël salua ses deux autres équipiers et resta quelques secondes dans les bras de Gisèle, qui lui tapotait le dos.

— Ça fait du bien de te revoir, ma petite Tsé-Tsé…

Les visages pesaient, abîmés par la fatigue et les journées trop semblables. Deux mois sans mettre les pieds ici, mais ça aurait pu être la veille : rien n’avait changé, hormis de la paperasse en plus. Frédéric se dirigea vers la petite cuisine où l’on entendait le bruit de la cafetière qui fonctionnait.

— Je fais du café. Tu en veux, Abigaël ?

— Une tisane, plutôt.

Abigaël ôta son bonnet, son écharpe, son manteau et s’installa à la grande table encombrée de papiers et d’ordinateurs. Des photos des trois disparus étaient accrochées partout et, seule grande nouveauté, un rectangle blanc avec un point d’interrogation symbolisait une quatrième victime.

Le chef d’équipe n’avait rien voulu lui révéler au téléphone. Elle lut quelques notes inscrites au marqueur sur le tableau. « Identification des vêtements par les parents d’Arthur en cours », ou encore « Réquise de trois plongeurs pour demain ».

— Alors, ça y est, vous avez retrouvé l’épouvantail d’Arthur… souffla-t-elle.

— On attend la confirmation des parents pour les habits de foot, mais visiblement, tout concorde, répliqua Gisèle. Pointure, marque, description de ses affaires. Les probabilités pour que ce soit lui sont très fortes.

Gisèle était une de leurs meilleures analystes anacrim. Quarante ans de boutique, mariée, quatre enfants, elle vivait à quelques kilomètres à peine de la Veuve folie et venait à vélo. L’une des seules, d’ailleurs, à trouver un avantage à ces nouveaux locaux plus proches de chez elle. Elle pianotait sur son ordinateur, maîtrisant à la perfection le logiciel Analyst’s Notebook, dans lequel on entrait systématiquement tous les paramètres, toutes les données, les témoignages, procès-verbaux, de l’affaire Merveille 51. Aujourd’hui, rien que pour leur dossier, des milliers d’informations s’y entrecroisaient. Gisèle n’allait jamais sur les scènes de crime, elle ne devait surtout pas s’impliquer émotionnellement dans l’enquête, mais garder un œil froid sur toutes les données, afin de repérer les incohérences ou, au contraire, les points communs qui permettraient de faire avancer le dossier. Une aide inestimable pour Abigaël et les gendarmes qui l’entouraient.

— On connaît l’identité du nouveau môme kidnappé ? demanda Abigaël.

Son chef secoua la tête. Il posa une photo du nouvel épouvantail devant la psychologue.

— Pas encore. Il y a eu une disparition inquiétante signalée depuis deux jours, mais elle n’est pas liée à notre affaire. On a envoyé les cheveux de l’épouvantail pour l’analyse ADN. Sait-on jamais.

Abigaël considéra le cliché, mais le reposa vite sur la table car ses doigts tremblaient. Le maillot de l’équipe de France… Le numéro 9… Les petites baskets… Elle bloqua sur la longue chevelure blonde, sans doute féminine, collée sur la tête en toile : celle de la nouvelle victime kidnappée, encore anonyme.

— Ils sont blonds et longs. Comme ceux de Léa.

Patrick récupéra la photo quand il vit les yeux d’Abigaël s’emplir de tristesse. Frédéric revint avec les tasses et des parts de tarte à la rhubarbe sorties d’un petit réfrigérateur acheté sur une brocante.

— C’est Gisèle qui l’a faite.

Les gendarmes n’avaient pas mangé depuis midi et, même sans avoir faim, un peu de sucre les ferait tenir. Gisèle adressa un sourire timide à Abigaël.

— Fais-lui honneur. Je suis à la retraite depuis hier.

Abigaël se leva et vint de nouveau se serrer contre Gisèle.

— Je suis désolée, Gisèle, j’avais complètement oublié.

— Y a vraiment pas de mal. Mais comme tu vois, je m’accroche ici comme une moule sur son rocher.

Abigaël se rassit et fut étonnée de voir la rapidité avec laquelle les sons, les odeurs, les emplacements de chacun lui redevenaient familiers. Comme si ces deux mois d’absence n’avaient jamais existé.

— Pourquoi je suis là ?

— Viens voir.

Abigaël s’approcha de la grande carte de la région qui occupait une bonne partie d’un mur latéral. Dessus, trois croix avec des dates. Chaque fois, des forêts, lieux de découverte des macabres épouvantails. Si les enfants disparaissaient dans toute la France, les mises en scène avec les vêtements se faisaient toujours dans la région. Raismes, juin 2014. Sorrus, septembre 2014. Abigaël se focalisa sur la dernière croix toute fraîche. Saint-Amand, février 2015. Elle reconnut le lieu sur-le-champ.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— On a retrouvé l’épouvantail d’Arthur à même pas cent mètres de l’endroit où a eu lieu ton accident.

Abigaël éprouva le besoin de se rasseoir. Gisèle lui caressa affectueusement le dos.

— Pourquoi il a fait ça ?

Frédéric vint s’installer face à elle.

— C’est ce qu’on cherche à comprendre. On a jeté un coup d’œil au rapport d’accident établi il y a deux mois. L’heure du drame y est indiquée, c’était celle relevée sur l’horloge du tableau de bord : 3 h 51.

Le gendarme poussa une photo vers Abigaël : un arbre, photographié en gros plan.

— On l’a tirée il y a tout juste quelques heures. Cet arbre était aux alentours du virage. On pense que c’est Freddy qui a gravé ce message. On ignore quand exactement. Aujourd’hui, hier, il y a un mois…

Abigaël s’empara du rectangle de papier glacé. Vit l’œil incliné et l’heure gravée dans l’écorce : « 3 H 43 ».

— On sait que tu n’as aucun souvenir de l’accident, souligna Patrick. Mais cette heure précise, elle te dit quelque chose ? Pourquoi 3 h 43 ? Le rapport parle d’une vision que tu aurais eue, à quelques centaines de mètres de là. Tu penses que ça pourrait faire sens ?

— Non, ça n’a rien à voir avec la vision. À 3 h 43, on n’était pas en train de rouler. L’accident venait de se produire.

Ses collègues se regardèrent sans comprendre. Abigaël ne quittait plus le cliché des yeux.

— Les techniciens se sont servis de l’horloge du tableau de bord pour définir l’heure de l’accident, 3 h 51. Mais elle avançait. J’avais une montre à mon poignet. On me l’a enlevée à l’hôpital, et je l’ai récupérée en sortant. 3 h 43, c’était exactement l’heure qu’elle indiquait. L’heure où elle a été brisée.

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