Un tambourinement d’abord indistinct, puis de plus en plus précis.
Ça ressemblait à des coups contre du verre.
Abigaël sentit le poids de ses paupières — deux briques chauffées à blanc — et eut du mal à les ouvrir. Bouche pâteuse, lèvres craquelées et déshydratées. Face à elle, deux yeux au ras d’un bonnet de marin. Des dents au rabais. Le faciès rongé par le sel était presque plaqué contre une vitre.
— Hé, ma petite dame ! Ça fait cinq minutes que je cogne dur, j’ai failli appeler les pompiers. Ça va ?
Abigaël mit quelques secondes à cerner son environnement. Elle était allongée à l’arrière de sa voiture, les muscles de la nuque ankylosés. L’horloge du véhicule indiquait 8 h 26.
Les clés de la voiture pendaient du contact. Le marin insistait contre le carreau.
— Ça va, madame ?
— Oui, oui. Ça va…
Non, rien n’allait. Abigaël attendit qu’il s’éloigne et sortit de sa voiture, courbaturée. Fouilla dans ses poches. Son portefeuille, son téléphone, la photo de son père devant la jetée, tout était en place. Même la clé de bateau Matriochka se trouvait sur le porte-clés en forme de gouvernail.
Malgré le froid, Abigaël ouvrit grand son blouson, souleva son sweat et chercha le petit point rouge du choc électrique sur sa poitrine. En vain.
C’est pas vrai !
Elle était comme une bouée au milieu du Pacifique : perdue. Et elle n’avait pas rêvé, cette fois. Elle, au milieu des flots. La mer vorace cherchant à l’engloutir. Les sons, les odeurs, les nausées, entassés précisément au fond de son crâne.
Peut-être que les Taser ou ce genre d’engins ne laissaient plus de marques ?
Elle se dirigea vers le port en courant. Ceux qui avaient pu l’apercevoir, ce matin-là, devaient se dire qu’il s’agissait d’une jeune femme à la dérive. Débraillée, pas coiffée, le visage en vrac… Quand l’air lui écrasa la poitrine comme un baiser de glace, elle remonta la fermeture de son blouson jusqu’au cou.
La capitainerie se dressait, identique à la veille. Le barbu était toujours derrière son comptoir. Si elle l’avait juste rêvé, comment pouvait-elle savoir, pour la barbe ? Abigaël passa devant le bâtiment et se dirigea vers la jetée déjà empruntée la veille au soir. Elle savait que l’emplacement 678 était le dernier.
Mais il était vide.
Abigaël se prit la tête entre les mains et réfléchit en fixant la mer. Elle se rappelait si distinctement le bruit du moteur, le clapotement des vagues contre la coque, le craquement des pas sur le pont. Et cette peur viscérale de mourir.
Non, tout cela ne pouvait pas jaillir de son imagination.
Soudain, elle sortit son téléphone portable et consulta le journal des appels. Rien. Pourtant, elle avait bien composé le 17, la veille. Même sans réseau, le numéro aurait dû être conservé dans la mémoire de l’appareil.
Un autre souvenir refit surface. Elle rouvrit alors son blouson et glissa une main dans son soutien-gorge pour y dénicher le papier avec les codes.
Donc, elle avait effectivement quitté sa voiture et s’était bien rendue sur l’embarcation pour y trouver le message codé de son père dans le poisson-lune. On cherchait à la rendre folle. Son agresseur n’avait pas voulu la tuer, il l’avait ramenée à sa voiture, installée sur le siège conducteur et avait refermé les portes, en prenant garde à une multitude de détails, y compris celui d’effacer le dernier appel. Un méticuleux.
Pourquoi ne pas la balancer à la mer ? Pourquoi jouer à cet horrible jeu ?
Elle songea au mot de sa fille découvert dans les bois deux jours plus tôt. Au chat en peluche disparu… Aux ceintures de sécurité… Devenait-elle vraiment dingue ?
Non, elle n’était pas dingue. Le salopard avait « oublié » de la fouiller jusque dans son intimité. Abigaël tenait sous ses yeux la preuve tangible de sa lucidité.
Emplie d’espoir, elle remonta la jetée et entra dans la capitainerie. Le petit chauffage électrique… L’absence d’ordinateur… Elle reconnut le type trait pour trait tandis que lui la considéra comme s’il la voyait pour la première fois.
— C’est pour quoi ?
Toujours la même impolitesse, le même air bourru. Et cette voix si particulière de fumeur. Elle sortit la photo de son père et la lui mit devant les yeux.
— Je suis venue ici, hier soir, vous demander des renseignements sur l’emplacement 678 et sur cet homme. Xavier Illinois. Vous vous rappelez ?
Il observa le cliché et secoua la tête.
— Jamais vu. Ni lui ni vous. Désolé.
— Non, non, faites un effort, s’il vous plaît ! Vous êtes allé chercher vos classeurs, là, derrière vous ! Je vous ai demandé pourquoi vous n’aviez pas d’ordinateur, vous m’avez répondu : « Pour quoi faire ? » Vous ne pouvez pas avoir oublié.
— On dirait bien que si.
Abigaël sentit la lave monter, ce type se fichait d’elle. Tour du comptoir, direction l’étagère. L’homme lui attrapa le poignet et la repoussa.
— Il n’y a rien qui vous autorise à aller fouiller dans mes dossiers.
— Pourquoi vous me mentez ? C’est vous qui avez alerté quelqu’un pour qu’on m’agresse ? Qui deviez-vous prévenir ?
— Vous avez un vrai problème, vous. Vous devriez aller faire un tour en hôpital psychiatrique.
— Je vais revenir avec des gendarmes et tous les papiers qu’il faudra.
Abigaël sortit en claquant la porte, hors d’elle. Non, elle ne reviendrait pas avec des gendarmes. Sous quel prétexte ? Elle n’avait rien contre ce type, et il n’y avait plus rien à chercher.
Elle était piégée. Seule.
Dans un ultime espoir, elle parcourut chaque mètre du port de plaisance à la recherche du bateau bleu et blanc. Les deux ou trois marins qu’elle croisa n’avaient jamais entendu parler de Xavier Illinois. Lui et son bateau anonyme n’existaient que dans sa tête.
Une corne de brume résonna au loin. Des silhouettes fantômes de cargos se détachaient à l’horizon sous le ciel gris, façon décor de film noir des années 1960. Abigaël hésita à quitter le port. Partir d’ici, c’était abandonner l’espoir de comprendre. Et laisser le temps ensevelir ses convictions que tout avait réellement existé.
Elle reprit la route. Les dernières grues accrochées aux quais finirent par disparaître dans son rétroviseur. De retour dans le Nord, Abigaël demanderait à Frédéric de chercher dans quelques fichiers de la gendarmerie, elle irait poser des questions aux anciens collègues douaniers d’Yves, mais elle savait déjà comment tout ceci se terminerait. Personne ne saurait, personne ne parlerait. Avec le temps, Xavier Illinois finirait par devenir un infime point coincé au fond de sa mémoire. Et puis il s’effacerait, un jour. Comme tout le reste.
Ne resteraient de lui que ces étranges codes notés sur un morceau de papier.
Elle décrocha, Frédéric l’appelait. Elle n’eut pas le cœur de lui expliquer ses dernières péripéties. Elle le ferait sans doute plus tard, mais pas maintenant, pas au téléphone. Parce qu’il n’y comprendrait rien. Frédéric embraya sur l’enquête Freddy.
— J’ai une bonne nouvelle. L’affaire a pris un tournant inattendu. Et grâce à toi. Hier soir, j’ai lancé une recherche dans le fichier des véhicules volés, juste au cas où. Un Kangoo noir a été déclaré volé il y a deux mois. C’était le 5 décembre, en banlieue lilloise.
Le 5 décembre. La veille de l’accident. Le jour de l’arrivée de son père.
Abigaël s’arrêta par prudence et mit le son du haut-parleur à fond.
— C’est sûrement ce véhicule volé que tu as vu aux alentours de 3 h 40, le matin du 6 décembre, poursuivit Frédéric. D’après la déclaration du propriétaire, le vol a eu lieu après 20 heures, heure à laquelle l’homme est rentré du travail avec le Kangoo. On ne voit pas encore le lien exact avec Freddy. Est-ce qu’il vole une voiture avant chaque enlèvement ou avant de déposer chaque épouvantail ? Ça pourrait expliquer qu’il ne se fasse jamais repérer, qu’on n’ait pas de témoignages communs au sujet des véhicules. Se débarrasse-t-il de cette voiture ensuite ? Bref, ça ouvre de nouvelles perspectives, on va se concentrer là-dessus.
— Alors, tu m’as crue ?
— Bien sûr que je t’ai crue.
Un courant chaud dans le cœur : elle n’était pas encore complètement folle.