Abigaël se redressa brusquement dans son lit, le souffle coupé. Elle roula sur le côté et ouvrit grande la bouche pour prendre une large bouffée d’air. Afflux d’oxygène, comme une délivrance. Frédéric remua à ses côtés sans se réveiller. Qu’est-ce qu’elle fichait dans le lit ? Quand s’était-elle couchée ?
L’heure du radio-réveil indiquait 3 h 30. Elle se leva, les mains sur la gorge. L’eau dans sa trachée, dans ses poumons, le goût du sel sur sa langue… Elle s’était noyée dans son cauchemar et était sans doute le seul être humain sur Terre à pouvoir le faire indéfiniment. Ses rêves avaient une telle force, une telle emprise. Abigaël n’en pouvait plus de ses cauchemars.
Elle jeta un regard avec appréhension vers la cuisine. Rien d’anormal. À quoi s’attendait-elle ? À trouver une flaque d’eau au sol ? Dans le salon, les objets trônaient à leur place. Au bureau, l’écran de l’ordinateur était éteint. Elle l’alluma, lança un navigateur Internet. Dans l’historique, aucune trace de ses recherches nocturnes.
Abigaël avait l’impression de marcher en équilibre sur un anneau de Moëbius — une figure impossible, sans fin, avec un seul bord. Elle était persuadée d’avoir fouillé sur le Web, il n’y avait pas plus tard que dix minutes. Elle tapa les phrases qu’elle savait déjà avoir saisies dans le moteur de recherche.
Et comme dans son rêve — mais en était-ce vraiment un ? — , le moteur renvoya à des centaines de résultats. Elle se tira la peau du visage vers l’arrière. Qui lui disait qu’elle ne rêvait pas de nouveau ? Qu’elle n’allait pas encore se réveiller, et ainsi de suite ? Comment être certaine qu’elle était dans la réalité, à cet instant précis ?
Abigaël réfléchit et eut une idée lorsque ses yeux tombèrent sur la petite poupée vaudoue sur sa droite. Elle tira une aiguille, souleva la manche de sa robe de chambre et dévoila son avant-bras gauche vierge de toute trace. Elle hésita, consciente de la folie de son geste, et pour la première fois de sa vie, en ce 6 avril 2015, finit par piquer dans le haut de l’avant-bras. Une petite goutte de sang perla. Or, elle ne saignait jamais dans ses rêves, même lorsqu’on la découpait en morceaux.
Elle était fière de sa trouvaille. Il suffisait d’une petite piqûre pour être certaine de ne plus se laisser berner par ce genre de mésaventure, au cas où cela se reproduirait. Toujours avoir une aiguille sur soi, désormais. Histoire de prendre son cerveau à son propre piège.
Elle essuya le sang et se plongea dans Internet, pour de vrai cette fois. Au bout d’une heure, les termes entrés dans le moteur — « souiller son corps », « terrasser l’ennemi »… — l’avaient menée sur un forum où des gens discutaient de leurs cauchemars. Elle s’intéressa à l’un d’eux en particulier qui parlait d’oppression sur les côtes, de la difficulté à respirer, de l’impossibilité de bouger et de la vision terrifiante d’un monstre assis sur sa poitrine, venu pour « souiller son corps ». Selon ses propres termes, l’homme ignorait qu’il rêvait, sûr et certain d’être réveillé. Il racontait avoir passé la pire nuit de sa vie et avoir eu longtemps, par la suite, la peur de s’endormir. Ça collait pas mal avec les propos de Frédéric au sujet de Victor.
Dans les réponses au message, l’un des internautes lui suggérait de suivre un lien. Abigaël cliqua dessus et arriva sur le site d’un passionné du surnaturel.
Rubrique démonologie.
Un tuyau relié à un radiateur émit un craquement juste à ses pieds et la fit sursauter. Abigaël décida d’aller allumer la grande lampe, non pas par peur, mais… Elle se servit un verre d’eau dans la cuisine et éprouva un léger vertige. Le goût du sel lui revint au fond de la gorge. Elle ne put s’empêcher de jeter de nouveau un coup d’œil au congélateur et de l’ouvrir, juste pour vérifier. Elle se trouva stupide, comme elle trouvait stupide le fait de s’être piquée avec une aiguille. Ses cauchemars empiétaient sur la réalité et commençaient à conditionner ses actions. Il y a cinquante ans, la Veuve folie vous ouvrait grands ses bras pour moins que ça.
Retour au site Internet consacré au surnaturel. Elle tomba sur la rubrique intitulée « L’attaque des invisibles ». Un texte lié aux démons du sommeil : les incubes et les succubes.
Les incubes, des démons mâles, s’en prenaient principalement aux dormeuses, et les succubes aux dormeurs. D’après l’internaute, la croyance en leur existence avait jalonné les époques, de la Grèce antique à aujourd’hui. Visiblement, l’auteur y croyait dur comme fer et citait des dizaines de témoignages récents de personnes qui avaient vu et subi l’attaque de ces démons. Les mêmes symptômes revenaient sans cesse : couchées dans leur lit, les victimes se retrouvaient dans l’impossibilité de bouger, pendant que les démons arrivaient. L’une des seules façons de les combattre était de chanter un hymne juste avant de s’endormir : celui noté dans la maison hantée de Loon-Plage.
Abigaël poursuivit ses recherches et sentit une main sur son épaule. Elle poussa un cri.
— Merde, Fred ! Tu m’as fait peur !
Son compagnon se tenait derrière, les yeux mi-clos, la trace de l’oreiller sur la joue.
— Il est plus de 4 heures du mat, Abigaël… Qu’est-ce que tu fais ?
— J’ai trouvé. Les phrases sur le mur de la maison hantée constituent un hymne qu’il faut chanter juste avant de s’endormir. Il est destiné à chasser les démons du sommeil, les incubes et les succubes.
— Bon Dieu…
— Écoute-moi ! D’après les légendes et les croyances, ces démons apparaissent dès que leurs victimes sont rendues vulnérables par l’endormissement. Ils entrent dans leur chambre, viennent en abuser sexuellement ou alors… regarde, c’est écrit, là.
— Ils appuient sur leur poitrine pour les étouffer.
— C’est exactement ce que tu m’as raconté pour Victor. Des internautes expliquent avoir vécu ce genre d’attaques, les témoignages sont innombrables, Fred. Tu as lu Le Horla, de Maupassant ?
— Comme tout le monde.
— Écoute ce que racontait l’écrivain : « Je sens bien que je suis couché et que je dors, […] je sens aussi que quelqu’un s’approche de moi, me regarde, me palpe, monte sur mon lit, s’agenouille sur ma poitrine. […] Moi, je me débats, lié par cette impuissance atroce, […] j’essaye, avec des efforts affreux, en haletant, […] de rejeter cet être qui m’écrase et qui m’étouffe, — je ne peux pas ! » Certains écrits relatent que Maupassant a vraiment vécu ce genre de choses lors de paralysies du sommeil. Il a vu les démons.
Frédéric se souvenait des yeux de Victor qui voyaient quelque chose, de sa poitrine qui se creusait. Il avait lui-même ressenti un frisson et s’était surpris à lorgner dans la pièce pourtant vide. Un démon. Il pointa le doigt vers le lien « Images ».
— Fais-moi voir à quoi ressemblent ces démons.
Abigaël cliqua. Si les succubes avaient l’apparence de femmes aux visages diaboliques, les incubes, eux, revêtaient des formes variées, mais celle qui revenait le plus souvent était un mélange de renard, de singe et de bouc, avec des cornes, des oreilles en pointe… Sur la représentation affichée, il était de taille humaine, assis sur la poitrine d’une femme endormie et il la fixait avec lubricité.
Frédéric se pencha en avant, tandis qu’Abigaël reculait sur son siège, une main sur le front.
— Il a des pieds de bouc… des sabots… et des mains griffues.
— Je l’ai déjà vu, Fred. J’ai déjà vu cet incube.
Frédéric fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Le soir de l’accident. Ma vision hypnagogique… J’ai vu une espèce d’être hybride traverser la route. Il y avait de la brume, mais… j’ai pensé à un mélange de renard et d’humain, c’était indéfinissable. Maintenant, je suis sûre que c’est ça que j’ai vu. Un incube comme celui-là. Un démon du sommeil.
Ces démons affichés sur l’écran avaient été peints par Gauguin, Courbet ou Abildbaard. Leur présence avait traversé les âges. Chaque fois, il existait des témoignages concrets et sérieux de personnes terrorisées à l’idée de s’endormir, et qui les décrivaient avec une grande précision.
— On s’est plantés. Freddy n’est pas un croquemitaine qui vient chercher des enfants la nuit pour les punir, ça n’a rien à voir. On aurait dû l’appeler Samaël ou Lilu, parce qu’il se prend pour un incube. C’est lui que j’ai vu la nuit de l’accident. Freddy, avec une espèce de masque de renard sur le visage et ses griffes aux mains. Ce n’était pas une vision hypnagogique.
— Tu m’as signalé que ton père n’avait rien vu.
— Peut-être parce qu’il n’était pas attentif et qu’il ne regardait pas vraiment la route. Il était ailleurs, plongé dans ses pensées. Normal, avec ce qu’il s’apprêtait à faire.
Elle se leva, se mit à arpenter la pièce.
— L’incube, répéta-t-elle. Un démon en rapport avec la nuit, les cauchemars. Un buveur de sommeil. Un individu effroyable qui terrorise et empêche de dormir. Voilà ce que Freddy cherche à faire : détruire le sommeil de ses petites victimes. Les terroriser au point de leur faire croire que le démon existe et viendra les chercher si elles s’endorment.
Abigaël ressentit comme un vertige. Frédéric lui attrapa le bras pour lui éviter de tomber.
— Tu ne devrais pas être debout en pleine nuit.
Abigaël transpirait anormalement, elle tremblait aussi.
— Il y a une histoire de peur d’enfants dans la psyché de Freddy. De môme effrayé dont les nuits ont dû être des calvaires. Peut-être qu’il voyait des monstres pendant son endormissement, ou qu’il souffrait d’une maladie liée au sommeil. Des insomnies, des cauchemars à répétition, des paralysies, du somnambulisme. Aujourd’hui, il a décidé de prendre sa revanche sur ces gamins en rendant leurs nuits cauchemardesques. Il anéantit leur sommeil, les confronte au démon qu’il a peut-être lui-même croisé de par sa maladie ou ses troubles. C’est là qu’il faut creuser, sans oublier aussi que Freddy est quelqu’un qui rôde autour de notre enquête, qui connaît les techniques d’investigation.
— Et comment il fait pour les mettre dans cet état ? Un spécialiste du sommeil a dit qu’il n’avait jamais vu une chose pareille.
— Je n’en sais rien. Mais s’il a relâché Victor avant Alice, c’est parce que lui était prêt, et pas elle.
— Prêt à voir le démon ?
— Je crois, oui. Ces gamins, Freddy les marque de son empreinte, comme des objets qui lui appartiendraient. Les tatouages, ces deux traces de sabot sur la poitrine… c’est un sceau, une signature, destiné à effrayer encore plus les mômes, à leur prouver que le démon existe, qu’il viendra les chercher s’ils s’endorment. Victor est là, auprès de sa mère, mais il est encore sous l’emprise de Freddy. Quand il ne dort pas, le gamin passe son temps à avoir peur de s’endormir. Et quand arrivent le sommeil et le monde des rêves… le démon vient le chercher. Freddy a physiquement libéré Victor, mais le môme lui appartient encore.