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L’obscurité semblait couler d’un encrier quand Abigaël arriva au port du Havre. Un univers de containers empilés, de grues décharnées, d’entrepôts et de rails qui s’étendaient à perte de vue. Les lampes de signalisation scintillaient, jaunes, rouges, vertes, parfois dissimulées par les silhouettes gigantesques des cargos en partance pour l’Amérique. Le port devait grouiller de fourmis humaines et, pourtant, ses interminables avenues paraissaient abandonnées, seulement balayées par un vent d’hiver aux relents de sel et d’algues.

La jeune femme crut qu’elle n’atteindrait jamais sa destination. Elle erra plusieurs dizaines de minutes dans ce dédale fantôme, demanda son chemin à des ombres enfoncées sous leurs parkas de marin pour enfin trouver le port de plaisance, à l’extrémité nord du port industriel. Elle se gara dans une espèce de cul-de-sac formé par de longs bâtiments et demeura là quelques instants, sentant poindre la fatigue : il s’agissait encore de l’une de ces somnolences diurnes et impromptues.

Une fois installée confortablement à l’arrière de son véhicule, elle s’assoupit. Paupières fermées. L’horloge indiquait 18 h 02. Paupières ouvertes. 18 h 19. Après environ un quart d’heure de « sieste » forcée sans rêve, cette fois, elle se sentit revigorée. Elle vida un fond de bouteille d’eau, sortit, verrouilla les portières et se mit à longer la jetée, porte-clés et photo d’Yves dans la main.

Les lampadaires en retrait éclairaient suffisamment pour qu’elle y voie quelque chose. En cette période de l’année, le port de plaisance n’était plus qu’un cimetière, et les navires des tombes. Des grappes de bateaux se balançaient mollement au gré de la houle, les cordages gonflés d’humidité grinçaient comme des cormorans malades. Quelques pontons flottants et peu larges permettaient de se déplacer entre les rangées de navires. Abigaël se mit à suer à grosses gouttes rien qu’à l’idée d’aller là-dessus. L’eau était noire, menaçante. La jeune femme s’imagina aspirée, elle se vit couler et…

Envie de vomir. Elle prit du temps pour recouvrer ses esprits, se motiver. Tout était question de concentration et, de toute façon, elle ne pouvait plus faire demi-tour. Courbée, tremblotante, elle avançait à tout petits pas sur le ponton, telle une octogénaire, les mains ouvertes devant elle pour se retenir en cas de crise d’angoisse ou de cataplexie. Emprunter les allées les unes après les autres fut un véritable parcours du combattant, un chemin de croix. Elle scruta les coques, chercha les marques commerciales qu’on pouvait lire en petit, à des endroits souvent différents. Bayliner, Glastron, Limestone… Il lui fallut plus d’une heure pour trouver ce qui l’intéressait, à la lueur palpitante des lointaines lampes.

Marque Matriochka. Comme sur la clé.

Abigaël leva les yeux. Face à elle, un bateau de plaisance bleu et blanc de sept ou huit mètres de long. Le navire ne portait pas de nom, contrairement aux autres. Il se dressait là, à l’extrémité de la jetée. Anonyme comme son père.

Elle repoussa le moment de la montée à bord. Elle repéra le numéro d’emplacement indiqué sur le devant du ponton et fonça à la capitainerie du port.

Un petit local, de la lumière… Un homme barbu, engoncé dans une doudoune en plume d’oie, l’accueillit sans sourire. Derrière lui, un chauffage électrique, à l’ancienne, des casiers bourrés de dossiers. Le type discutait au téléphone avec un timbre de gros fumeur. Après qu’il eut raccroché, Abigaël lui demanda des précisions sur le bateau situé à l’emplacement 678. L’homme enfouissait une main dans sa barbe noire où traînaient des morceaux de chips.

— Je suis la fille du propriétaire, précisa Abigaël.

Pas très regardant, il se dirigea vers les innombrables classeurs.

— Pas d’informatique ? demanda la jeune femme.

— Pour quoi faire ?

Abigaël comprit aussitôt. Les ports avaient toujours été des lieux avec leurs règles, leurs transactions illicites et leurs secrets. Était-ce la raison de la présence de son père ici ? L’homme sortit une feuille et la poussa vers son interlocutrice sans même regarder.

Le 678… Au nom de Xavier Illinois. Loué depuis mars 2013, voilà presque deux ans. Aucune autre information. Son père avait démissionné des douanes en juin 2013, soit trois mois plus tard. Il possédait donc déjà ce bateau et devait avoir un plan en tête.

Elle montra une photo d’Yves.

— Vous l’avez déjà vu ici ? C’est lui, Xavier Illinois ?

Le barbu considéra la photo avec attention, puis ses yeux revinrent vers ceux d’Abigaël.

— Vous êtes sûre que vous êtes sa fille ? Parce qu’une fille, elle reconnaîtrait son père, vous croyez pas ?

— C’est un peu compliqué à expliquer. Alors ?

— Je pourrais pas vous dire. Je connais pas de Xavier Illinois. On gère plus de mille deux cents bateaux à l’année ici, sans oublier les touristes. Et puis, les plaisanciers, on ne les voit que très peu, sauf quand ils font des conneries.

Abigaël prit la feuille et la pinça entre son pouce et son index.

— Me dites pas qu’il n’y a que ce papier ? Il faut bien vous fournir des documents officiels, une carte d’identité pour obtenir un emplacement, non ?

— Ouais, faut ça. On fait une copie de la carte, du permis bateau et…

— Faites voir.

Il soupira, puis alla fouiller dans un autre classeur. Il en sortit une pochette plastifiée qu’il lui tendit. Abigaël eut alors l’impression de sombrer dans un trou sans fond. La carte d’identité scannée était bien au nom de Xavier Illinois, assortie de la photo de son père. Idem pour le permis bateau.

Elle scruta avec attention la signature.

Signé XIII. « X » avier « Ill » inois. Un clin d’œil à sa bande dessinée préférée.

Abigaël avait l’impression de sentir la terre s’ouvrir sous ses pieds, et que des monstres aux mâchoires béantes l’attendaient pour l’engloutir.

Ici, au Havre, Yves Durnan n’existait plus. Il était Xavier Illinois, un être fantôme.

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