En haut, la photo de Léa. Un selfie où on la voyait assise sur son lit, avec ce grand sourire de princesse où l’on devinait à peine le fil de fer sur ses dents. Elle rayonnait de vie et de jeunesse dans son pantalon à carreaux, celui-là même que Frédéric avait retrouvé dans la penderie. Les cheveux attachés en queue-de-cheval, elle s’était même maquillée, sans doute avec un peu trop de mascara.
Abigaël sentit son monde s’écrouler. Gisèle lui passa une main délicate dans le dos. Elle perçut l’immense tension dans chaque muscle qu’elle effleura.
— Si ça peut te rassurer, Nicolas Gentil n’est pas ami avec elle. Ce serait indiqué ici sur la gauche. Mais les photos que Léa a postées sont publiques, Gentil y avait donc accès comme n’importe quel quidam possédant un compte. Tu veux regarder ?
Abigaël acquiesça en silence. Elle observait à présent des clichés insoupçonnés de sa fille. Léa s’était photographiée avec des copains, copines, au collège, au club de tennis, dans sa chambre, debout sur son lit. Sur l’une d’elles, elle avait fait un gros plan de son tatouage de chat. La légende indiquait « Mon premier tatouage », suivi de commentaires de ses copines, comme « Canon » ou « J’aimerais bien le même mais mon père y veut pas ».
Abigaël s’adossa à sa chaise, soufflée, K.-O. Elle s’était fait avoir par Léa, qui avait été plus maligne et avait trompé sa vigilance. Sa main droite glissa discrètement sur son avant-bras gauche, elle y chercha les cratères, ses petits volcans de réalité. Tout lui paraissait tellement fou et soudain… irréel. Ses yeux revinrent vers l’écran.
— Même sans être ami, Nicolas Gentil a très bien pu consulter le profil de Léa. Il a découvert les photos, en particulier celle avec le tatouage du chat…
— Exactement. Et il l’a redessiné à l’hôpital psychiatrique. Quant au « Perlette d’Amour » présent dans le livre, ça me paraît désormais évident. Tout ça s’est stocké dans sa tête, et ces souvenirs sont ressortis lorsqu’il a écrit son livre. Tu as tes réponses, on dirait.
Certes, mais elle ne s’en sentait pas pour autant soulagée.
— Et… Gentil serait tombé sur le profil de ma fille par pur hasard ?
— Pas forcément par hasard. Tu m’as dit que Gentil s’était inspiré de l’affaire Freddy et même de toi pour écrire son livre. Il savait donc probablement que tu avais une fille. Tu en as déjà parlé dans les interviews ?
— Lors d’un grand portrait qu’ils ont fait de moi, oui, j’ai évoqué Léa, mais sans davantage de précision. Je ne voulais pas l’exposer.
— Tu en as parlé, ça a suffi. Par un moyen ou un autre, le pédo a réussi à trouver son compte Facebook. En tapant « Durnan », peut-être, et en remontant de fil en aiguille différents profils d’amis de Léa où ton nom était évoqué. Pour un prédateur informatique comme lui, de surcroît écrivain menant une enquête, ça ne doit pas être bien compliqué.
— Comment je peux lire les messages de ma fille ? Je veux savoir ce qu’elle racontait.
— Là, c’est privé, par contre. Il faut se connecter à son compte perso. Si tu as moyen de te brancher sur sa messagerie, on peut y arriver. Il suffit de notifier un oubli de mot de passe, et les données seront envoyées sur le mail de Léa.
— Oui. Je sais accéder à son compte Gmail. Je croyais que c’était un moyen de pouvoir tout surveiller, j’ai été bien naïve.
— Tu n’y peux rien. Les jeunes maîtrisent toutes ces technologies beaucoup mieux que nous, ils connaissent toutes les astuces. On peut tous se faire avoir. Regarde, mon mari croit bien que je consulte des fiches de cuisine à longueur de journée !
Au bout de cinq minutes, Gisèle avait exécuté toutes les manipulations nécessaires et s’identifiait en tant que « Perlette d’Amour ». Les messages saisis par Léa apparurent à l’écran. Les billets d’une préadolescente qui parlait fringues, école, petits copains… Elle avait même posté quelques poèmes, on la félicitait, la flattait. Le cœur serré, Abigaël fit défiler l’écran vers les données plus anciennes. Léa saisissait cinq ou six messages par semaine, souvent après les horaires d’école, le temps que sa mère rentre du cabinet de consultation ou de la caserne de gendarmerie. Elle découvrit sa propre photo, « Ma mère, chiante mais sympa ». C’était comme recevoir une gifle de colère, une bourrasque d’émotions en pleine figure.
— Bon sang, comment j’ai pu passer à côté de tout ça ?
— Ça n’aurait rien changé à ce qui est arrivé, Abigaël. Ta fille aurait fini par aller là-dessus, parce que c’est ça, les jeunes, aujourd’hui. Tablettes, téléphones, réseaux. Ça les attire comme des aimants. À nous de nous adapter.
Abigaël regarda le haut de la page. Léa avait quarante et un amis. On voyait les photos des dix premiers, tous très jeunes. Têtes blondes, appareils dentaires, sourires de premier de la classe… Tant de chair fraîche pour les prédateurs comme Gentil. Avec le Net, la pieuvre pédophilie ne trouvait plus de limites à son expansion. Elle continua à faire défiler avec amertume, quand Gisèle lui saisit la main.
— Attends deux secondes, j’ai vu quelque chose.
Gisèle remonta un peu sur la page, s’intéressa à un post dans lequel Léa parlait du film Titanic visionné pour la première fois à la télé en octobre 2014. Le texte datait de la même période.
— On l’avait regardé ensemble, je m’en souviens. Je m’étais endormie, comme d’habitude, j’étais crevée.
Gisèle ne l’entendit même pas. Elle pointa la souris sur la photo de l’un des amis qui avait répondu : « Moi, Titanic, je l’ai vu la première fois à 8 ans. » En découvrant le visage, Abigaël eut l’impression qu’elle allait tourner de l’œil.
— Putain ! lâcha Gisèle.
L’ami en question était Mathieu Peixoto, 13 ans, un bel adolescent aux yeux d’un bleu profond, aux cheveux noir de jais, un vrai Alain Delon pour midinettes. Des caractéristiques physiques qu’Abigaël et tous les gendarmes de la section de recherches connaissaient bien : la photo était identique à celle utilisée par un certain « Greg Pacciarelli », la fausse identité créée par Freddy pour entrer en contact avec la première kidnappée, Alice.
Gisèle s’enfonça dans son siège, elle aussi assommée par ces découvertes.
— Freddy communiquait avec ta fille.