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Abigaël n’avait plus peur.

Elle n’avait plus grand-chose à perdre. Plus de passé, pas de futur. Elle se sentait prête à entrer dans le jeu de celui qui avait voulu lui voler sa fille et qui, d’une certaine façon, avait œuvré pour détruire sa vie.

Sur une autoroute belge… Les deux mains crispées sur le volant… Une fraction de seconde, elle avait imaginé que Frédéric puisse être Freddy. Qu’il puisse avoir enlevé et retenu les enfants quelque part, installé des épouvantails, les avoir détruits psychologiquement. Ça s’était déjà vu, des flics assassins, tueurs en série, kidnappeurs, pères de famille, déjouant toutes les statistiques criminelles et menant la double vie parfaite. Mais en y réfléchissant bien, ces hypothèses ne tenaient pas. Selon ses tout derniers souvenirs, Frédéric s’était trouvé dans la salle Merveille 51 lors de l’apparition de Freddy, de l’autre côté de l’écran, avec son masque de renard. Non, elle était persuadée que Frédéric traquait pour de bon le kidnappeur et allait au bout de ses forces pour le retrouver. Sur ce point, au moins, il était sincère.

Elle relut pour la énième fois le SMS. Numéro d’envoi inconnu. Comment Freddy s’était-il procuré son numéro de portable ? Quelqu’un de proche… qui connaissait son passé… Au courant des techniques de police… Freddy gravitait dans son monde, il ne se trouvait jamais bien loin.

« Le chemin vers la vérité a commencé. » De quelle vérité parlait-il ? Abigaël ne savait pas, ne savait plus, Frédéric lui avait bousillé la mémoire. Heureusement, elle avait noté des pistes à suivre sur la notice du Dafalgan.

Es-tu allée dans un centre du sommeil avant tes 13 ans dans les Pyrénées ou ailleurs dans les montagnes ? Si oui, probable que tu y aies rencontré Freddy…

Elle se gara dans la campagne belge, appela sa neurologue et lui demanda de consulter son dossier médical : était-il fait mention d’un séjour dans un centre du sommeil durant sa jeunesse ?

Après quelques minutes et plusieurs clics de souris, la spécialiste fut en mesure de lui répondre :

— C’est bien le cas, effectivement. Vous avez séjourné trois semaines au Val du Bel-Air, un centre situé près de Bagnères-de-Bigorre, dans les Pyrénées. C’était en 1994, vous aviez…

— Douze ans. Qu’est-ce qu’on sait de ce centre ?

— Hmm… Il est spécialisé dans le traitement des troubles infantiles les plus graves du sommeil, l’un des seuls en France. Il est très réputé et peut accueillir une quarantaine de jeunes patients pour des séjours de trois à quatre semaines. Visiblement, vos parents avaient pris votre maladie très au sérieux. Excusez-moi, mon rendez-vous arrive et je n’ai pas grand-chose à vous dire de plus sur cet établissement. Je peux vous donner les coordonnées du directeur actuel du centre, si vous le souhaitez.

— Oui. Un numéro où le joindre, s’il vous plaît.

Abigaël nota les informations, la remercia et raccrocha. Son père l’avait donc envoyée dans un centre du sommeil pour enfants, à l’autre bout du pays. Freddy était probablement passé par là, lui aussi, il y a plus de vingt ans. Il avait croisé la route d’Abigaël, il s’était produit quelque chose de grave pour qu’aujourd’hui il s’en prenne à elle et vole le sommeil de ses prisonniers. De quelle maladie avait-il été atteint ? Insomnie ? Paralysie du sommeil ? Somnambulisme ? En souffrait-il encore aujourd’hui, comme elle avec la narcolepsie ? Était-il torturé par les démons de la nuit ?

Elle composa le numéro du directeur du centre pyrénéen, qui ne décrocha pas. Elle laissa un message explicite : psychologue spécialisée en criminologie, elle travaillait sur le gros dossier des kidnappeurs d’enfants dont il avait forcément entendu parler, et elle avait besoin qu’il la rappelle de toute urgence.

Elle redémarra, se concentra de nouveau sur la route. D’après le GPS, il ne restait que quelques minutes. Alentours gris et déprimants, dignes de Germinal. Par le passé, cette région de Belgique avait connu un formidable essor industriel grâce au sol charbonneux. Aujourd’hui, tout était mort. Des champs de céréales mangeaient l’horizon. Freddy pouvait la voir arriver à des kilomètres. La raison du choix de cet endroit, sans aucun doute.

Après presque deux heures de route, l’immense triage-lavoir se profila enfin, cerné de broussailles et d’arbres qui poussaient en pagaille. Une cathédrale sans vie, aux centaines de carreaux grisâtres à l’assaut du ciel entre les piliers de béton. L’ersatz d’un vieil immeuble de Gotham City, version charbon et mine. Abigaël se gara devant une clôture qui annonçait des travaux à venir : on voulait probablement restaurer l’édifice qui tombait en ruine. Devoir de mémoire.

Elle franchit les barrières et balaya du regard les alentours : aucun véhicule en vue, mais Freddy aurait très bien plus se garer plus loin, là-bas, derrière les murs d’arbres ou les nuages de broussailles.

Elle entra, sur ses gardes. D’immenses cônes de béton sortaient du plafond, leur gueule noire grande ouverte comme s’ils s’apprêtaient à cracher la mort. Ici, des petites mains avaient lavé, trié, conditionné des monceaux de charbon extraits des mines pour les vendre. Partout, de la poussière de schiste, de la crasse huileuse, des ténèbres. Abigaël imaginait des raclements de gorge causés par la silicose, des chariots à roulettes qu’on tirait, des gueules noires usées, courbées sous le poids de leurs sacs. Elle roula des yeux, déambula entre ces cônes inversés, s’enfonçant plus profondément dans le bâtiment, sans savoir quoi chercher.

Elle emprunta le seul escalier en bois qui escaladait en zigzag la haute structure. Des marches minuscules qui craquaient, juste une rambarde, les grandes vitres sales d’un côté, le vide de l’autre. Ça sentait fort l’essence. Ses pas résonnaient, l’acier vibrait, le lavoir respirait avec peine, comme un mineur à bout de souffle. Abigaël évolua ensuite dans un labyrinthe de poutrelles de bois, d’étroites plates-formes grinçantes, de passerelles inclinées. Treuils rouillés, monte-charge hors d’usage, cuves démesurées, entonnoirs gigantesques. L’impression d’être Ellen Ripley dans Alien.

Elle ne comprenait pas : qu’est-ce qu’elle fichait ici, dans ce décor de film de science-fiction ? Sur son téléphone portable, pas de réseau. Étrange. Un oiseau noir surgit en hauteur et fit claquer ses ailes dans le vide, avant de disparaître derrière un gros X métallique.

— Où est-ce que tu es ? Qu’est-ce que tu me veux ?

Abigaël n’eut pour toute réponse que le silence. L’impression que quelque chose clochait. Elle renouvela ses cris et réalisa que sa voix n’avait pas d’écho. Elle n’y connaissait rien en acoustique, mais n’y aurait-il pas dû y en avoir un dans ce genre d’édifice ?

Un doute l’envahit. Doucement, elle releva la tête vers le gros X métallique où s’était niché le volatile. À proximité, trois piliers en béton tombaient vers le rez-de-chaussée. En y regardant bien, on pouvait y voir un « XIII » géant.

Impossible.

Abigaël secoua la tête, c’était le genre de situation où l’on voyait des coïncidences partout. Elle ferma, rouvrit les yeux, ce XIII ne se détachait plus de son regard. Non, ça ne pouvait pas être un nouveau rêve. Elle tourna sur elle-même, scrutant chaque détail et aperçut quelque chose suspendu par une chaîne au-dessus d’un entonnoir géant et rendu presque invisible par le contre-jour.

Elle s’approcha. Il s’agissait d’un vieux Caméscope, situé à plus de deux mètres de hauteur. Abigaël ne bougea plus, releva la manche de son sweat, regarda chaque brûlure… Elles étaient là, toutes les cinq, à leur place. Mais peut-être que ça ne signifiait plus rien, que son esprit les avait intégrées dans le monde onirique, qu’il cherchait encore à la tromper. Abigaël sortit le briquet de sa poche et le maintint dans le creux de sa main. Prête à s’infliger une nouvelle torture, s’il le fallait.

Avec prudence, elle escalada le bord en métal de l’entonnoir géant en s’y mettant à califourchon. Si elle glissait, la grosse bouche noire l’avalerait et elle se fracasserait vingt mètres plus bas, éjectée par les gros cônes. En se penchant et tendant le bras, elle put atteindre du bout des doigts la caméra et l’attraper. Mais même en forçant, impossible de la détacher de la chaîne et du cadenas qui l’emprisonnaient.

Il s’agissait d’un modèle numérique assez ancien, dont il ne restait que deux boutons : enregistrement et lecture. Les autres avaient été arrachés, volontairement semblait-il. Freddy lui indiquait la marche à suivre. Elle déploya le petit écran à cristaux liquides, mit l’engin sous tension et démarra la lecture.

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