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Le visage de Nicolas Gentil apparut à l’écran. Installé au milieu d’un salon, l’homme paraissait triste mais serein. Il avait visiblement pleuré. Il cadra la caméra pour s’assurer que la guillotine artisanale, posée au sol derrière lui, entrait dans le champ. Plus en retrait, les flammes tremblaient dans l’âtre de la cheminée. Abigaël devinait parfois un craquement de bûche, mais de façon assez indistincte.

— Je vous ai mis la vidéo originale, indiqua le médecin. Comme vous pouvez le constater, le son est très mauvais. Sa caméra n’était pas de grande qualité.

En prenant garde de rester dans le champ, Gentil se dirigea vers la cheminée. Dos voûté, démarche lourde. Il ramassa un paquet de feuilles posées par terre et les jeta une à une dans le feu.

— Ce sont des dessins, expliqua le psychiatre. Des dizaines de dessins, mais impossible de savoir ce qu’ils représentent.

Après avoir tout brûlé, l’écrivain s’agenouilla devant l’instrument de sa confection. Il tira sur une cordelette blanche qui leva la lourde lame à plus d’un mètre de hauteur. Abigaël était impressionnée devant l’ingéniosité du mécanisme. Cette lame guidée par deux rails métalliques soudés à un socle brillait comme un sourire sous la lumière. Gentil sortit un briquet de sa poche et mit le feu au milieu de la corde, isolée avec deux cercles d’acier de chaque côté pour éviter la propagation trop rapide de la flamme. Il voulait contrôler les délais et, surtout, être certain de son coup.

— Aucun geste brusque, commenta Abigaël. La flamme du briquet n’a pas tremblé. Il semble calme, il sait exactement ce qu’il fait. Avez-vous estimé qu’il était… guidé pour accomplir cet acte ?

— Par des voix, vous voulez dire ?

Abigaël acquiesça. Le genre de comportement typique de certains schizophrènes, dirigés par des entités qui n’existent que dans leur tête. La minutie avec laquelle il avait fabriqué son instrument de torture… cette mise en scène… ce regard serein…

Simon sembla lire dans son esprit.

— Une façon de me demander s’il est schizophrène… Pas tout à fait. Nicolas s’est enfoncé dans un mutisme difficile à percer. Vous verrez par vous-même, ses yeux sont souvent vides d’expression, son visage est la plupart du temps neutre, dépourvu d’émotions. Ce n’est pas à proprement parler de la schizophrénie, mais plutôt de la dissociation mentale, sans l’aspect hallucinatoire lié à la plupart des schizophrénies. Une partie de l’esprit de Nicolas essaie de se détacher de la réalité, tandis qu’une autre y reste connectée, par le dessin notamment. On estime que, malgré les traitements, il est en train de se détruire psychologiquement. Au rythme de cette flamme qui brûle la corde sur la vidéo.

Sur l’écran, Nicolas se tenait à genoux, en position de prière. Il posa ses deux mains à plat sur une planche rehaussée d’un bac. Puis il leva la tête vers la caméra et fixa l’objectif. Abigaël retenait son souffle. Comme pour empêcher l’inéluctable, elle se concentrait sur la flamme qui dansait et rongeait peu à peu le Nylon de la corde. Visualiser ce film était en soi une vraie torture.

Puis soudain, la corde céda et la lame chuta à une vitesse foudroyante. Abigaël n’en perdit pas une miette. Certains doigts roulèrent comme des cigares, d’autres restèrent en place au sol, tandis que Gentil enlevait ses mains mutilées. Puis tout se passa très vite : l’écrivain porta le bac avec ses poignets et se dirigea vers la cheminée. Le sang dégoulinait et traçait un chemin d’épouvante.

— La douleur n’est pas encore totalement présente, fit le psychiatre. Cela arrive souvent chez ceux qui se blessent grièvement, il y a comme un système de défense qui anesthésie les extrémités l’espace de quelques minutes. Il le sait, c’est pour cette raison qu’il se dépêche.

Gentil inclina le bac. Les doigts roulèrent dans les flammes, pareils à de petites saucisses. Puis l’écrivain remit le bac en place. Ensuite, il s’approcha de la caméra. S’ensuivit le noir.

Abigaël inspira avec l’impression que des lames de rasoir glissaient dans son larynx. Elle entendait encore le craquement des os au contact de la lame.

— Après avoir éteint sa caméra, on suppose qu’il a plongé ses mains dans les flammes pour les cautériser, commenta le psychiatre, et qu’il est allé se réfugier dans sa chambre pour ne plus en bouger. Je pense que, par la suite, la douleur a été telle que Nicolas s’est évanoui et s’est mis dans une espèce d’état second. Si personne ne l’avait trouvé, il serait probablement mort.

Il remit le film au début, sur pause.

— Il est clair que cette punition a trait à son travail, au processus de création, les mains étant le prolongement de la pensée pour un écrivain, fit-il.

— En les détruisant, il se détruit, lui. Il ne s’accepte plus tel qu’il est.

— Exactement.

Le psychiatre désigna du menton le roman posé devant Abigaël.

— Vous avez lu La Quatrième Porte, vous avez constaté la bascule de l’écriture vers la moitié du récit.

— Oui. Un rythme plus saccadé, des phrases sèches, des descriptions d’une violence inouïe, sans limites dans l’horreur. Celle du viol, en particulier, et des sévices sur les enfants. Comme si quelque chose de sinistre et de profondément inhumain était venu l’habiter pour ne plus jamais le quitter.

— Vous avez tout à fait raison. J’avais lu le premier roman, on sentait déjà la « patte » horrifique, mais certainement pas à ce point-là. Isolé dans cette maison, Nicolas a dû rester plusieurs semaines dans un état psychologique très violent provoqué par l’écriture. Son éditeur a dû vous dire qu’il l’avait vu triste et silencieux à la soirée de lancement du roman. Vous avez constaté l’issue…

— L’acte de destruction final. L’automutilation sévère et irréversible. Nicolas Gentil ne voulait plus être Josh Heyman.

— Il s’est dissocié de lui. Ce film, je l’ai visualisé des dizaines et des dizaines de fois. Il y a quelque chose d’autre que je voudrais vous montrer sur cette vidéo, que vous n’avez probablement pas remarqué. Quelque chose de très troublant.

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