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Des statues en grès, des masques en bois trouvés dans des brocantes ornaient meubles et murs. De majestueux animaux de la savane pris en photo donnaient l’impression de vous dévorer de leurs grands yeux aux couleurs des terres de l’Afrique. Une petite poupée vaudoue piquée d’aiguilles ajoutait une touche de magie à l’ensemble.

Pourtant, le gendarme avait grandi à Calais, dans une famille de marins-pêcheurs où seules les tonnes de bars ou de harengs gesticulant dans les filets comptaient. Mais Abigaël était au courant de son aventure avec une Zaïroise, cinq ans plus tôt, rencontrée au détour d’un site Internet. Elle l’avait littéralement envoûté, emmené en Afrique et avait voulu s’y marier. Frédéric avait fui en courant.

Si les CD d’artistes africains s’entassaient — Manu Dibango, Alpha Blondy, Eddy Wata —, ça manquait de livres. Frédéric n’était pas un lecteur, on ne lisait pas dans sa famille. Abigaël avait vite rempli de romans policiers les cases vides de la bibliothèque.

Depuis quasiment trois semaines qu’elle habitait ici, elle n’avait pas eu de mal à trouver ses marques dans la capitale des Flandres. Ce quartier lillois lui plaisait, les gens lui souriaient, l’hiver et ses jours sombres battaient en retraite. Partager ses soirées avec Frédéric lui procurait le plus grand bien. Ils parlaient de tout, de rien, apprenaient à se connaître. Ainsi, elle avait considérablement diminué sa consommation en médicaments et en alcool. Presque quatre mois après l’accident, elle pouvait boire un apéritif sans risque de rechute, avait repris le Propydol en respectant les horaires et les doses, ce qui réduisait les cataplexies au strict minimum.

Quant à sa maison d’Hellemmes, elle venait d’en baisser le prix de vingt mille euros, faute de propositions sérieuses. Les visites reprenaient, mais hors de question d’être sur place à ces moments-là.

Évidemment, Zieman et le moustachu n’avaient plus jamais donné signe de vie, et Abigaël vivait avec une énigme de plus autour de son père. Le code secret restait indéchiffrable, même si elle continuait à recevoir des mails des membres des différents forums où était posté son casse-tête. Mais aucun de ces messages ne débouchait sur une piste sérieuse.

Fatigué, Frédéric rentra tard. Comme toujours, il était miné par l’inertie de l’affaire. Bien qu’en dehors du coup, Abigaël se tenait au courant de l’évolution — de la non-évolution, plutôt — de la situation. Les enfants se trouvaient quelque part, enfermés, et la jeune femme avait encore l’intime conviction qu’ils étaient vivants. Freddy ne se manifestait plus, les pistes à suivre menaient toutes à des culs-de-sac. Abigaël avait appris à mesurer le moral de son hôte aux quantités de glace au caramel qu’il ingurgitait — et régurgitait. Et ces jours-ci, il n’était pas loin de piller les stocks de la boutique Häagen-Dazs du coin.

Il la rejoignit dans la cuisine et lui fit la bise.

— Ça sent bon.

— J’ai tenté de cuisiner thaï. Mais ce n’est pas gagné.

Elle amena les différents plats à table, ils commencèrent à manger. Le nez dans son assiette, Frédéric avalait les aliments doucement, plongé dans ses réflexions.

— Tu ne parles pas beaucoup.

— Le père d’Arthur est venu à la Veuve folie, aujourd’hui. Il a fait toute la route depuis Nantes avec le ballon de foot de son fils posé sur le siège passager. Tu sais, celui avec la signature de Zidane ? Mais ce ballon, il ne l’avait pas juste posé à côté de lui, Abi. Il lui avait mis la ceinture de sécurité, d’après le planton.

Abigaël se figea.

— Qu’est-ce qu’il voulait ?

— Nous donner ce ballon pour qu’on le garde précieusement. Il disait que, la nuit derrière, ce ballon s’était mis à lui parler avec la voix d’Arthur. Il refusait de le garder chez lui désormais. Tant qu’Arthur ne serait pas rentré.

Il posa ses couverts et soupira.

— Je pense à ces enfants tout le temps, Abigaël. C’est comme s’ils me suivaient, où que j’aille. L’autre fois, je poussais un Caddie et les mômes étaient derrière moi dans l’allée, alignés bien sagement les uns derrière les autres. Ces enfants attendent en silence qu’on les retrouve.

— On les retrouvera. J’en suis sûre.

— Tu sais quoi ? Depuis ce midi, je pense à Cendrillon à cause d’une connerie de publicité pour un Walt Disney que j’ai vue à un arrêt de bus. On ne sait toujours pas qui elle est. On trouve de longs cheveux blonds sur une saloperie d’épouvantail et, près de deux mois après, on ne sait toujours pas à qui ils appartiennent. Cette gamine à qui Freddy a rasé les cheveux, elle est bien de quelque part ? Il y a forcément des gens qui ont constaté sa disparition, même si elle vient d’un foyer ou d’une institution quelconque ? Elle a des amis à l’école ? Alors pourquoi personne ne dit rien ? Pourquoi personne ne va dans un commissariat ou n’importe quelle brigade de France pour dire : « Cette fille que j’ai vue l’autre fois, que j’avais l’habitude de croiser, eh bien vous savez quoi ? Elle a disparu » ?

Il poussa son assiette sur le côté. Plus faim.

— Et si ça s’arrêtait, comme ça ? (Il claqua des doigts.) Et si on n’apprenait jamais la vérité ? Et si ces enfants disparaissaient pour de bon sans qu’on sache pourquoi ? Pourquoi Freddy les a arrachés à leur famille, pourquoi il les retient, ce qu’il leur a infligé… Sans qu’on puisse leur rendre justice ? Tu imagines, Abigaël ? Comment je pourrais faire autre chose que de cogiter à ça tout au long de ma vie ? Penser à Alice, à Victor, à Arthur et… à Cendrillon. Putain, on n’a même pas le nom de la quatrième ! Elle n’est qu’un point d’interrogation punaisé sur le gros ventre infect de la Veuve folie.

Il se leva pour débarrasser. Elle l’accompagna.

— Ce n’est pas toi qui vas lâcher alors que je remonte doucement la pente ?

— Je ne sais pas. Tout est si compliqué. Peut-être que je ne suis pas fait pour ce job.

Frédéric se tourna alors vers elle, il y eut une hésitation, puis leurs bouches se rencontrèrent. Dès lors, tout se mit à tourner autour d’eux. Abigaël l’entraîna dans la chambre où il dormait. Elle avait envie de lui, parce que c’était humain, parce que Frédéric avait toujours été là, l’avait sortie du trou, et que lui aussi avait besoin d’affection. Elle n’éprouvait pas de sentiments profonds envers lui — pas encore, du moins — mais espérait de tout cœur que l’amour viendrait. Parce que cet homme-là en valait vraiment la peine.

La jeune femme se déshabilla sans réfléchir, dévoilant d’un coup ce corps mis à sang par la maladie et qui semblait être passé entre les mains d’un soudeur à froid.

— Faire l’amour avec le monstre de Frankenstein ne te fait pas peur ?

— Tu ne serais pas Abigaël Durnan sans ces cicatrices. Et je les trouve jolies, moi.

Ils se roulèrent nus dans les draps et s’évadèrent, entre tendresse et violence mêlées, juste pour combattre leurs démons, repousser les ténèbres et la bestialité de ce monde qui, chaque jour, leur écrasait les épaules, tassait leurs espoirs, les anéantissait parfois. Les photos des lions, des girafes, des zèbres se mirent à danser autour d’Abigaël, accompagnées de flashes et de sons déchirés, comme des froissements de tôle, des hurlements, tandis qu’elle jouissait, que la crasse dans sa tête se mélangeait aux hormones de plaisir, tel un shoot d’héroïne au fond d’une geôle infecte.

Et lorsque l’engourdissement l’enveloppa, que le Propydol colonisa les cellules de son cerveau pour réguler son sommeil et repousser la narcolepsie dans un recoin de son organisme, Abigaël ne sut plus très bien si tout ce qu’elle venait de vivre dans les bras de Frédéric était la réalité ou un rêve.

La sonnerie lancinante d’un téléphone posé sur le radio-réveil retentit. Il lui sembla que Frédéric grogna et se pencha au-dessus d’elle. Elle peina à ouvrir les paupières, à moitié assommée par le traitement, referma les yeux, les rouvrit quelques minutes plus tard. Personne à ses côtés. 2 h 25 du matin. Elle se leva, se dirigea au radar vers le bruit dans la salle de bains. Frédéric enfilait un pull à col roulé. Ses yeux ressemblaient à de petites montgolfières.

— Qui a appelé au milieu de la nuit ?

— Lemoine. Des plongeurs draguaient la Scarpe, hier, entre Douai et Saint-Amand. Ils ont retrouvé ton Kangoo noir au fond de l’eau en fin de journée. C’est une brigade locale qui s’est chargée de l’affaire, l’information est remontée à la section de recherches il y a seulement quelques heures…

Abigaël vit la face embrumée de Frédéric se déformer devant ses yeux. Il se tordait, se compactait. Elle poussa un cri quand il tendit la main dans sa direction.

— Oh… ça va ?

Abigaël secoua la tête. Le visage retrouva une apparence normale.

— Oui. C’est l’effet du Propydol. C’est jamais bon pour moi, un réveil en pleine nuit, alors que le médicament agit encore.

— Tu devrais retourner te coucher.

— Ça va.

Il l’embrassa tendrement dans le cou.

— Au fait, c’était très bon, hier soir. J’espère que ça va te convaincre de t’installer dans ma chambre…

Elle s’appuya sur le rebord du lavabo.

— Où est-ce que tu vas ?

— À l’IML.

— Pourquoi ? Pourquoi tu vas là-bas ?

Abigaël sentit Frédéric sur la réserve. Elle insista et obtint sa réponse.

— Il y avait un corps dans le coffre du Kangoo.

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