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Abigaël et le médecin de Nicolas Gentil empruntèrent un escalier en spirale, qui les mena au deuxième étage de l’hôpital psychiatrique. La jeune femme suivait sans rien dire. L’impression d’évoluer dans un vieux manoir gothique, avec ses murs faits de pierres irrégulières, ses plafonds très hauts, tout en voûtes et courbures. Ces lieux lui paraissaient tellement atypiques qu’elle se demanda si elle n’était pas encore en train de rêver. Elle palpa les aspérités du granit, perçut le bruit de ses pas, renifla les odeurs d’humidité, afin de stimuler tous ses sens. Elle ressentait aussi la gravité, le poids de ses jambes, de ses bras, l’effort à fournir pour grimper. Autant de signes qui la rassuraient.

Simon lui expliqua la manière d’aborder Nicolas Gentil, avec calme, sans le brusquer — comme si elle n’avait aucune notion de ce qu’était un schizophrène ou un malade mental. La pluie se fracassait sur la grande verrière au-dessus de leur tête, comme un pare-brise explosant contre un arbre. Le vent crachait ses poumons. Par une fenêtre grillagée, Abigaël ne distingua que les pulsations d’un phare lointain — un œil de cyclone dans les ténèbres. À 16 heures, on avait l’impression qu’il faisait déjà nuit.

Ils passèrent devant des portes fermées et percées de petites fenêtres rectangulaires. Un homme se tapait le front contre l’une d’elles, sans se faire vraiment mal mais avec assez de force pour que le bruit résonne dans tout le couloir, au rythme de leurs pas. La folie suintait, visqueuse, dégoulinante, comme une vérole prête à contaminer toute forme de vie.

Michel Simon déverrouilla une porte à l’aide d’une clé. Il précéda Abigaël dans le nichoir réduit à un lit, une chaise et une table vissés dans le sol, une télé en hauteur, protégée par un cube de Plexiglas, et une minuscule fenêtre qui devait donner sur l’océan.

Assis à table, le patient dessinait sur un grand cahier. Abigaël eut du mal à reconnaître l’homme de la photo. Gentil avait pris du poids, ce qui le rendait encore plus impressionnant, encore plus ogre. Son visage semblait gonflé à l’hélium, sa peau luisait. Une calvitie dominant une couronne de cheveux brun-gris lui donnait des allures de moine terrifiant. Quant à ses mains, elles n’étaient que deux moignons brûlés. Abigaël pensa à des appendices de mante religieuse.

— Tu as de la visite, Nicolas. Elle s’appelle Abigaël Durnan, et elle est venue du Nord pour te voir.

Gentil ne réagit pas, il continuait son dessin avec une habileté surprenante, tenant le crayon entre ses poignets serrés. Le psychiatre se mit en retrait, tandis qu’Abigaël s’avançait dans ce trou dominant l’océan. Elle vint se positionner face au patient en restant debout, et s’arrangea pour que le roman entre dans son champ de vision. Elle vit ses sourcils en accent circonflexe bouger, son mouvement de crayon s’arrêter une fraction de seconde avant de s’agiter de nouveau. L’écrivain dessinait la côte et les flots. Un cheval de Troie, avec d’innombrables monstres miniatures à l’intérieur de son ventre, sortait des eaux en furie.

— J’ai lu votre dernier livre, monsieur Heyman. Un bon roman, quoique très violent.

Abigaël était désormais accroupie, les bras sur la table face à Gentil. Elle voulait être à son niveau et avait décidé d’y aller franco, afin de provoquer une sorte d’électrochoc. Confronter Nicolas Gentil à ce qu’il avait été un jour, et ce qu’il était peut-être encore au fond de lui-même : Josh Heyman.

— Je suis la psychologue qui travaille avec la gendarmerie sur l’affaire des kidnappings d’enfants, celle dont vous vous êtes inspiré. Et je ne vous cache pas que j’ai été très surprise en découvrant combien le personnage de Valérie Lazinière me ressemblait. Elle flic, moi psychologue. Des traits de caractère identiques… Sur une enquête proche de celle que je mène depuis un an.

Gentil conservait son visage de cire, concentré sur son dessin. Aucune faille ni émotion particulière. Juste cette espèce de tristesse perpétuelle dans ses yeux, sa bouche, chacun de ses traits, jusqu’aux sourcils qui tombaient comme deux pierres tombales sur ses paupières.

— De quoi vous êtes-vous inspiré ? Des journaux ? Des faits divers ? J’ai eu pas mal d’articles dans le Nord. Des portraits de moi, de ma vie privée, de mon activité professionnelle. Les journalistes m’aiment bien, là-bas. Ces articles, vous les avez lus, je présume ? Pourquoi cette histoire-là et pas une autre ? D’autant plus que l’affaire n’est toujours pas résolue. Ce sont les disparitions et les épouvantails disposés dans les bois qui vous intéressaient ? Le sujet de votre premier roman, Les Pierres noires, était si différent…

Elle ne l’avait pas lu mais voulait le lui faire croire. Il leva la tête, avec son visage tout droit sorti du musée Grévin. Abigaël essaya, durant cette fraction de seconde où leurs regards se croisèrent, de trouver une flamme dans les yeux du patient, un morceau d’humanité qui lui indiquerait qu’il la connaissait. Mais elle ne décela qu’un vide sidéral.

Gentil retourna à sa tâche.

— Votre histoire est très sombre, vous n’épargnez pas ces enfants, vous leur attribuez un bien triste sort. Nous, on cherche toujours deux de ces trois enfants, puisque l’un d’entre eux, Victor, a été retrouvé il y a deux mois. Le saviez-vous ? Avez-vous votre propre idée sur ce que les autres ont pu devenir ?

Autant parler à un mur. Abigaël décida d’attaquer différemment. Elle approcha doucement une main du cahier sur lequel Gentil dessinait.

— Vous permettez que je jette un coup d’œil à ce que vous faites ? Moi aussi, je pratique un peu. Je crée des œuvres qui représentent mes cauchemars à partir de banques de photos… Et j’ai des cahiers, ou plutôt, j’avais des cahiers, sur lesquels je notais mes rêves et des tranches de vie. Malheureusement, on me les a dérobés pas plus tard qu’hier.

Elle tira le cahier très doucement pour ne pas le brusquer. Gentil resta dans la même position, sans lâcher son crayon. Il fixait la table, mou, atone, une vraie tortue sur son rocher. Abigaël tourna les pages. Les monstres étaient omniprésents, glissés dans des paysages tourmentés. Jamais de soleil, de lumière, de couleurs vives. Juste des ténèbres, des morceaux d’enfer. Que pensait le psychiatre de ces dessins ? Les avait-il analysés ? Abigaël se posait tant de questions sur ce patient qu’elle ne connaissait pas et ne connaîtrait probablement jamais.

— J’aimerais vous parler d’un passage particulier de votre livre. Vous devez vous souvenir de Quentin et Corinne, les deux derniers enfants kidnappés de votre scénario ? Ils sont enfermés dans deux pièces séparées. Ça se passe…

Les mots se bloquèrent dans sa gorge. Elle venait de tourner une page. Sur la grande feuille, Gentil avait dessiné une rivière tumultueuse, dont les flots s’enroulaient autour d’un énorme rocher. Et sur ce rocher…

Quelque chose d’impossible.

Le feu brûlait au fond d’elle. Un magma visqueux, dévastateur. Elle s’attendit d’une seconde à l’autre à se retrouver par terre — une sorte de sixième sens propre aux narcoleptiques —, mais le serpent resta enroulé dans son terrier. Elle eut alors envie de se jeter au cou de Gentil et de lui faire cracher la vérité. Sauf que, s’il se braquait, c’était terminé, il n’y aurait pas de seconde chance. Elle posa le cahier sur le lit, revint vers lui, se baissa pour le regarder dans les yeux. Lui ne la regardait pas.

— Léa Durnan, murmura-t-elle.

Rien. Des yeux morts. Abigaël se dit que s’il connaissait vraiment sa fille, que, s’il l’avait déjà rencontrée, sur Internet ou en vrai, une infime vibration, au fond de son esprit malade, aurait dû provoquer une réaction.

— C’est ma fille. Elle est morte avec mon père dans un accident de voiture, il y a six mois. Moi aussi, j’ai perdu des êtres chers. C’est ce qui nous rapproche.

Un imperceptible mouvement de lèvres chez Gentil. L’un des premiers signes qui prouvaient que les paroles d’Abigaël traversaient la coquille. Il les entendait, les interprétait. Abigaël s’engouffra dans la faille.

— À la page 387 du roman, vous employez l’expression « Perlette d’Amour » pour désigner le surnom que donne votre kidnappeur à la petite Corinne assassinée trente pages plus loin. Vous vous rappelez ?

Aussi réactif qu’une enclume.

— Où avez-vous entendu ça ? D’où connaissiez-vous ma fille, Léa Durnan ? Je sais que vous pouvez me répondre, alors faites-le. Faites-le, s’il vous plaît.

Sa voix tremblait, à présent. Contrôler ses émotions lui devenait trop difficile. Le stylo que Nicolas Gentil tenait entre ses poignets bondit soudain et roula au sol. Par précaution, le psychiatre s’était écarté du mur, prêt à intervenir. Même sans ses mains, Gentil était capable de les tuer tous les deux. Pour le moment, il serrait les lèvres, la tête baissée, sombre taureau au milieu de son arène.

Abigaël vit une larme s’écraser sur le bois de la table. Le temps sembla se suspendre. Elle crut à ce moment-là qu’il allait enfin lui parler. Mais il n’y eut plus rien d’autre. Nouvelle immobilité insoutenable.

Alors, elle se précipita sur le lit et lui planta le cahier sous les yeux, avec le dessin du torrent et du rocher au milieu.

Sur ce dernier, un chat avec les oreilles blanches et noires.

— Où est-ce que vous avez vu ce chat ?

Le psychiatre s’approcha, voyant que la jeune femme commençait à perdre ses moyens.

— Pourquoi vous l’avez dessiné ? Où est-ce que vous l’avez vu ? C’était le tatouage sur la cheville de ma fille ! Ma fille que j’ai retrouvée morte sur une table d’autopsie ! Répondez ! Répondez, bon sang !

Nicolas Gentil leva des yeux humides vers elle.

Il ouvrit la bouche et, soudain, se mit à hurler.

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