Abigaël sentit tous ses muscles se raidir. Le canon d’un pistolet s’écrasa sur sa nuque. Elle voulut se retourner, mais Frédéric appuyait au point de lui faire mal. Hermand Mandrieux ne bougeait plus, lui non plus, tétanisé par la présence de son propre frère.
— T’as bien fait de me prévenir, lâcha Frédéric à l’intention d’Hermand. Mais bordel, t’étais pas obligé de tout lui raconter !
Hermand prit son téléphone portable sur le bureau et coupa une communication en cours. Abigaël comprit : il avait réussi à composer le numéro de son frère, quand elle était arrivée, et Frédéric avait tout entendu de leur conversation.
— C’était le seul moyen de la retenir, lâcha-t-il d’une voix fatiguée. Et puis, qu’est-ce que ça change ?
Hermand fixa Abigaël, puis dirigea ses yeux vers le cadre de ses enfants.
— Me regarde pas comme ça. Je suis désolé… Mais je ne veux pas que mes enfants grandissent sans père.
— T’es certain qu’il n’y a plus personne dans l’IML ? demanda Frédéric.
Le légiste observa son frère d’un œil assassin.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— T’occupe pas. Va en bas, assure-toi que personne n’entre…
Hermand hésita, évita de croiser les yeux d’Abigaël, puis quitta la pièce en claquant la porte derrière lui. Frédéric fondit sur la jeune femme, lui enserrant la gorge avec son bras droit. De l’autre main, il dévissa un petit flacon et le porta à la bouche de la jeune femme.
— Tu vas boire.
Abigaël eut beau se débattre, Frédéric était bien trop fort. Il lui avait bloqué la tête et les mâchoires. Quelques secondes plus tard, elle avait avalé la totalité du flacon. Frédéric relâcha la pression. Il passa une main sur son front, il suait à grosses gouttes.
— C’est sur le bateau que j’aurais dû en finir avec toi. Tu m’as foutu dans une sacrée merde.
Abigaël toussa.
— Combien… Combien de Propydol tu m’as donné…
— Assez pour que tu oublies ces deux ou trois derniers jours.
Frédéric consulta les mails sur son téléphone portable. Il actualisa toutes les dix secondes sa connexion au serveur.
— Quand est-ce que ce crétin de directeur va m’envoyer ce mail avec les visages ?
Il revint vers Abigaël.
— Tu ne m’as pas laissé le choix, tu comprends ? Je t’aimais, Abigaël, je t’aimais vraiment et j’étais prêt à tout pour toi. À accepter ta maladie, à te soutenir. On aurait pu avoir une vie simple et heureuse. Mais il a fallu que tu te mettes à fouiner de tous les côtés. Ça devenait bien trop dangereux. C’est pour ça que je t’ai suivie quand tu es allée à Étretat. Je voulais être là si tu découvrais quelque chose au sujet de ton père. Quand tu t’es rendue sur le bateau, j’étais juste derrière. J’ai donné un peu de fric au type de la capitainerie pour qu’il prétende ne jamais t’avoir vue, et le tour était joué.
— Quand… Quand as-tu commencé à me droguer ?
— Il n’y a pas si longtemps. C’était avec cette histoire du livre d’Heyman. C’était très expérimental mais ça a marché, ça a complètement effacé les derniers jours de tes souvenirs. Mais ton cerveau déglingué a voulu résister, il a fallu que tu fasses ces putains de rêves qui, chaque fois, te remettaient sur la piste. Alors, j’ai continué à diluer du Propydol dans les tisanes, en plus de ton traitement, pour t’embrouiller. Ça a fonctionné. Tu as commencé à mélanger très fort le réel et l’imaginaire, tu perdais pied. Ça te décrédibilisait auprès des équipes. Il fallait qu’on pense, à terme, que tu avais tout imaginé ou agi sans en avoir conscience : la lettre dans les bois, le bateau de ton père, le chat que Freddy avait suspendu dans la maison abandonnée…
Abigaël ne trouva plus la force de répondre, tandis que le gendarme consultait de nouveau son téléphone. Enfin, le message qu’il attendait arriva. Il avait pour objet : « Les patients masculins du Val en 1994. » Frédéric l’ouvrit. Les photos, les identités des patients et leurs troubles du sommeil se succédaient. De jeunes visages imberbes, innocents, la plupart âgés de 12 ou 13 ans.
— Où est-ce que tu te caches, Freddy ?
Abigaël essayait d’entrevoir une solution pour fuir, mais il la surveillait du coin de l’œil. Dans moins de cinq minutes, elle s’endormirait, oublierait tout. Il n’y avait aucune parade, cette fois-ci. Le poison était déjà en train de se glisser dans ses veines. Frédéric fit défiler les fiches scannées, jusqu’à ce que son regard s’arrête sur l’une d’entre elles. L’enfant s’appelait Jacques Lambier, 12 ans, les yeux noirs très rapprochés. Si l’identité ne lui disait rien, le visage lui parlait. Il le scruta en détail.
Oui, il connaissait ce garçon devenu homme.
— Putain, c’est pas vrai. Lui !
Il resta là, abasourdi, puis finit par ranger son téléphone et s’agenouilla devant Abigaël.
— Freddy était là depuis le début, autour de nous, et on n’a rien vu. On n’a rien vu, Abigaël !
— Dis-moi au moins qui il est…
— À quoi bon ? Tu vas oublier.
Il lui saisit le menton et la regarda au fond des yeux.
— Je n’ai jamais voulu que ça se termine de cette façon. Mais tu ne m’as pas laissé le choix. Je vais retrouver Freddy, et je vais le flinguer. Puis Léa…
— Non !
— Je le ferai pas de gaieté de cœur, crois-moi, mais c’est le seul moyen de protéger le secret. Personne ne doit retrouver ta fille, tu comprends ? Parce que si on comprend qu’elle est vivante, on aura le même raisonnement que toi. Mon frère sera piégé, et moi aussi.
Il fit glisser le canon de son arme sur le front d’Abigaël.
— Quand tu te réveilleras, tu seras entre les murs d’un hôpital sans aucun souvenir. Ou alors, peut-être que tu te seras planté un couteau dans le ventre, et que je te découvrirai comme ça en rentrant du travail…
Abigaël lui agrippa soudain les bras et se jeta sur lui. Elle le déséquilibra, il chuta. Ils roulèrent au sol, mais Frédéric eut rapidement le dessus et lui assena un coup à la tempe gauche.
Abigaël ne bougea plus. Un immense bourdonnement dans sa tête, puis les ténèbres.