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Enfermée dans la salle de bains, Abigaël leva les yeux vers l’armoire à pharmacie fermée. Sortit la clé du tiroir, déverrouilla, ouvrit la porte et la poussa sans prendre garde à bien l’enfoncer. Cette dernière finit par se rouvrir au bout de quelques secondes. Combien de fois Abigaël avait-elle retrouvé cette porte entrouverte, pourtant certaine de l’avoir correctement fermée ? Combien de fois avait-elle mis cela sur le compte de sa mémoire, de ses rêves ?

Et si Frédéric avait fourré son nez là-dedans ? Et si…

Non, elle ne pouvait pas y croire. Il ne s’agissait que de terribles coïncidences. Pourquoi Frédéric lui mentirait-il pour les bandes dessinées ? Était-il possible qu’elle ait, encore une fois, tout imaginé ?

Elle resta longtemps immobile, le regard rivé sur les flacons de Propydol. Cette drogue utilisée par son père à son insu pour l’endormir avant l’accident. Ce médicament capable, à l’instar de la drogue du violeur, de provoquer des trous noirs si on en prenait une trop grande quantité.

Et si Frédéric l’avait droguée, lui aussi ?

Non, elle déraillait. Dans quel but aurait-il fait une chose pareille ? Il l’avait sortie de l’ornière, aidée à remonter la pente, avait sacrifié son temps afin qu’elle puisse simplement vivre. Et il l’aimait, l’aimait vraiment. Sans lui, elle ne s’en serait jamais tirée.

Mais Abigaël n’en démordit pas, pensant à ces dernières semaines où sa mémoire l’avait abandonnée, où rêves et réalité s’étaient confondus. Les réveils inopinés dans une salle d’attente, ou sur la plage… Les journées complètes qui disparaissaient de sa tête. L’impression que la vérité lui échappait chaque fois qu’elle l’approchait d’un peu trop près.

Dans la pharmacie, encore deux flacons neufs en stock, et un autre entamé. Elle hésita longuement avant de s’emparer de ce dernier, de vider le contenu dans le lavabo puis, avec le compte-gouttes, de le remplir d’eau à peu près au niveau d’origine. Son geste lui faisait mal mais… elle voulait être certaine.

Elle inscrivit, sur la notice de la boîte de Dafalgan, le contenu du flacon « 237 gouttes, le 23 juin », la replia et la cacha au fond de son emballage. Remit le flacon de Propydol bien en évidence dans l’armoire. Referma et replaça la clé dans le tiroir.

Soudain, la poignée tourna. Abigaël sursauta.

— Depuis quand tu t’enfermes ? demanda Frédéric en frappant doucement sur la porte.

Direction la douche, le robinet tourné à fond.

— Je n’ai pas fait attention. Je suis sous l’eau, j’arrive, je n’en ai pas pour longtemps.

— Je serai dans la chambre.

Elle se glissa vite sous l’eau tiède. Se savonna et pensa encore à l’hématome sur son omoplate. Il résultait forcément d’un contact physique, d’un choc. Et si certains de ses rêves n’en étaient pas ? Et si elle avait vraiment été frappée dans le dos ? Et si elle avait vraiment voulu se rendre à Quimper en train — pour rencontrer Gentil une première fois —, mais qu’on l’ait droguée avec une dose de Propydol suffisante pour provoquer l’oubli ? Et si elle était vraiment allée dans le bois déterrer la valise de drogue ?

Des pensées si terribles qu’Abigaël en avait mal au crâne. Non, impossible, pas Frédéric… Elle se trompait.

Et, comme une évidence, elle pensa alors aux tisanes qu’il préparait tous les soirs depuis qu’elle s’était installée chez lui. Au soin particulier qu’il prenait à ce qu’elle les boive.

Et si c’était pour cette raison qu’il la voulait à ses côtés ?

Il fallait qu’elle se calme et gagne la chambre sans que Frédéric se doute de rien. Elle devait paraître normale, seul moyen de savoir. Puis elle eut une autre inquiétude : Frédéric avait déjà préparé les tisanes. Et il était venu dans la salle de bains. Par conséquent, il avait peut-être pris une dose de Propydol pour la mélanger à la boisson.

Et peut-être que de nouveau elle se réveillerait sans savoir. En ayant oublié ses recherches et que la vérité sur l’affaire Freddy était là, toute proche. En ayant même oublié que Frédéric la droguait. Et alors, il lui raconterait ce qu’il voudrait. Et tout recommencerait de zéro.

Qui sait si cela s’était déjà produit ?

L’impression d’être Sisyphe poussant son rocher vers le haut, avant que celui-ci retombe. Un éternel recommencement.

Elle laissa couler l’eau, s’enveloppa dans une serviette, s’essuya rapidement pour chasser sa chair de poule. Très vite, elle ressortit la notice du Dafalgan caché dans l’armoire, y ajouta des instructions, puis en déchira un morceau vierge et y inscrivit : « Urgent. Prends la notice du Dafalgan dans l’armoire à pharmacie et lis-la. »

Ensuite, elle le plia et le glissa dans sa culotte.

Elle regarda autour, vérifia de n’avoir commis aucune erreur. Bon Dieu ! Elle avait failli oublier… Elle mit de l’eau dans son gobelet et la versa dans le lavabo : pas de prise de Propydol ce soir, mais il fallait lui faire croire que le verre avait été utilisé.

Une longue inspiration. Lorsqu’elle ouvrit la porte de la salle de bains, Frédéric se tenait juste derrière et la fit sursauter.

— Oh, tu m’as fait peur !

Il la regarda d’un drôle d’air, puis jeta un coup d’œil dans la salle de bains. Vers le lavabo.

— Tu as été drôlement longue.

— La journée l’a été tout autant. Ça m’a fait du bien de rester sous l’eau chaude.

Elle s’efforça de lui sourire, puis se dirigea vers la chambre, écrasée par le poids du regard de Frédéric dans son dos. Paranoïa ou réalité ? Les tasses de tisane fumante les attendaient sur les tables de nuit. Abigaël sentit sa gorge se serrer mais ne dit rien. Peut-être avait-elle fait une bêtise en lui parlant des bandes dessinées. À présent, elle était persuadée qu’il épiait chacun de ses gestes.

Une simple hésitation, une variation dans le rituel, et il saurait.

À moins qu’elle ne se fût trompée. Elle l’espérait de tout son cœur.

Frédéric gagna sa place et, assis sur le lit, prit sa tasse. Il but une gorgée, comme pour l’encourager à faire de même.

— Je crois que tu tiens quelque chose de vraiment solide avec cette histoire de centre du sommeil, dit-il. Si j’arrive à retrouver son nom et la période où tu étais là-bas, il y aura moyen de se procurer une liste de patients parmi laquelle se trouvait peut-être Freddy. On recoupe ça avec la liste du personnel du centre de vacances. Peut-être qu’une identité ressortira. On le tiendrait, Abigaël, on tiendrait enfin Freddy. Tu te rends compte ? On pourrait coincer ce salopard.

Son regard s’évada quelques instants. Il fixa le mur, droit devant. Abigaël n’arrivait plus à l’imaginer autrement que comme l’homme qui cherchait à lui nuire. Mais il lui semblait tellement sincère.

Elle attrapa sa sous-tasse. Elle choqua légèrement la porcelaine lors du mouvement. Frédéric ne la quittait pas des yeux.

— Tu as l’air nerveuse. Tu ne vas pas passer la nuit devant l’ordinateur, j’espère ? Tu as pris ton médicament ?

— Bien sûr.

Elle devait se calmer coûte que coûte. Et boire sa tisane, parce qu’elle était censée s’endormir bientôt. Frédéric lorgna ses jambes fines et fuselées sous sa nuisette. Il approcha sa main de son entrecuisse, Abigaël se raidit.

— C’est du grand n’importe quoi, ces tatouages. Tu n’avais pas besoin de ça. J’étais là, moi.

— Je sais, mais…

— Quand tout sera terminé, on les fera disparaître, d’accord ?

Elle acquiesça.

— Oui. Promis.

— Embrasse-moi.

Elle plaqua ses lèvres contre les siennes et ne ressentit que du dégoût, puis s’efforça de lui sourire. Ses grands yeux de chat la terrorisaient. Elle se réfugia dans sa tasse et but une gorgée de tisane. Puis deux, puis trois. Se coucha sur le côté… La main de Frédéric sur son épaule, qui pouvait, pendant son sommeil, venir serrer sa gorge et la tuer… Elle ferma les yeux, se concentra sur le papier caché dans sa petite culotte et espéra, en cas de perte de mémoire, qu’elle le retrouverait. Parce que, si ce n’était pas le cas…

Après quelques minutes, tout se mit à tourner sous son crâne. Des nuages de phosphènes explosaient sous ses paupières, des vagues de lumières giclaient. Un voyage violent, radical, les effets d’une dose importante de Propydol, sans aucun doute.

Abigaël eut le temps de penser que l’homme à ses côtés était sans doute un monstre.

Puis, alors qu’elle sombrait, l’oubli s’insinua dans chaque cellule de son organisme.

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