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Ils burent leurs cafés dans la bonne humeur. Mais Abigaël en revint à ses cauchemars, notamment celui de la veille. La ronde des enfants dans la chambre… Cendrillon cachée sous le lit… Cette phrase écrite dans son cahier de rêves : Puella sine ore vobis salutem dat…

— Comment tu expliques ce qui s’est passé hier matin ? demanda-t-elle.

Elle lui montra la séquence de lettres notée sur le cahier.

— « La petite fille sans visage vous salue. » Lettre pour lettre, l’énigme écrite par Freddy sur le corps de Victor il y a deux mois.

Frédéric avait l’air contrarié, à présent. Il revoyait les images du môme rescapé, amaigri, retrouvé deux mois plus tôt, errant au bord de la route, avec ces étranges tatouages sur tout le corps.

— Ce sont juste des rêves qui sont de plus en plus nombreux et envahissants, je n’ai pas d’explication.

— Je rêve depuis deux mois d’une petite fille sans visage, Fred, au point que je pense à elle toute la journée. La première fois, elle est apparue dans un tiroir du congélateur et a essayé de me noyer. Puis elle s’est cachée partout, sous le lit, dans les placards…

Abigaël tira une photo de sa collection de cauchemars. On y voyait, dans des tons sépia, une fille aux longs cheveux blonds avec un sac en toile sur la tête à l’extrémité nouée autour de son cou. Des veines bleutées dévoraient son corps et affleuraient à la surface de sa peau. Elle se tenait au milieu des flammes, bras écartés, comme crucifiée, mais ne brûlait pas. Abigaël caressa le visage masqué.

— Elle a peur, est agressive et ne se trouve jamais bien loin des trois autres gamins kidnappés… Elle revient presque chaque fois, dans chaque cauchemar, elle ne me lâche plus. Elle était encore là cette nuit, elle tenait une BD de mon père, tu sais, XIII ? Comment Freddy peut-il parler de cette petite fille sans visage ? On dirait que… je sais pas, qu’il est entré dans mes rêves. Comment il peut savoir ?

— Il ne peut pas savoir parce qu’il est humain. Il est fait de chair et d’os, comme toi et moi.

Abigaël posa la photo sur le bureau et lui tendit un papier.

— Dans le rêve, cette petite fille m’a donné un code à déchiffrer, on dirait. Regarde.

Fred lut. 10-15-19-8.

— Abi… Freud et compagnie, c’est pas vraiment mon truc mais, comme tout le monde, je me suis coltiné l’Interprétation des rêves au lycée, le truc à te dégoûter de l’école, soit dit au passage. Et je crois que si tes rêves ont fabriqué la petite fille sans visage, c’est parce qu’on sait qu’il y a quatre enfants kidnappés, mais seulement trois identifiés. Ton esprit est obsédé par l’affaire Freddy, tu y as, comme nous tous, passé des jours et des nuits, à scruter chaque indice, chaque détail, à faire des hypothèses… Ton cerveau a simplement matérialisé ce quatrième enfant anonyme, Cendrillon, sans lui donner de visage. J’ai bon, mademoiselle la psy ?

Elle scruta ses grands yeux noirs, tandis qu’il hochait la tête vers la photo.

— C’est cette môme aux cheveux blonds qui continue à venir te hanter dans tes rêves, malgré le temps qui passe. Tout ça est finalement assez logique. Et le fait que Freddy ait écrit cette phrase sur le corps de Victor, eh bien… je n’en sais rien.

— J’ai le sentiment que quelque chose, au fond de moi, est en train de mener l’enquête depuis que j’ai arrêté de travailler avec vous. Peut-être que la petite fille sans visage finira par en avoir un ? Peut-être qu’on découvrira enfin qui est Cendrillon ?

— On ne l’a jamais identifiée. Ces tatouages, ça prouve seulement que Freddy s’amuse avec nous, qu’il veut monopoliser nos forces, nos ressources pour rien. Ce n’est qu’un de ses fichus tours de passe-passe de plus. Ce salopard nous fait perdre notre temps.

Frédéric alla fumer à la fenêtre, pensif. À son arrivée à la section de recherches, il avait rêvé de ce genre d’affaire, lui, le petit gendarme de campagne, fils, petit-fils de marins-pêcheurs (et ça aurait sans doute été son destin, reprendre la barre du Bartavelle, si son père n’était pas mort). Des journées qui se résumaient à courser des scooters ou interpeller des alcooliques. À présent, il se rendait compte à quel point ses rêves étaient loin de la réalité. L’affaire Freddy, ça revenait à aller chaque jour au bureau, la gueule en berne, affronter le vide sidéral du dossier.

Derrière lui, Abigaël manipulait la montre cassée lors de l’accident.

— Tu vas faire remonter l’info à Lemoine sur la résolution des tatouages ?

— C’est déjà fait. Ses yeux sont sortis de ses orbites quand je lui ai expliqué la façon dont tu avais résolu le truc : par un rêve. Mais une fois la surprise passée, c’est vite retombé. On s’attendait à tellement plus… « La petite fille sans visage vous salue… » En l’état, ça ne nous apprend rien. Ni sur les motivations de Freddy ni sur l’endroit où il retient les trois enfants. Encore une piste qui tombe à l’eau.

Abigaël se concentra de nouveau sur son cahier, y nota la suite de ses rêves imbriqués avec la plus grande attention, consignant chaque détail. Frédéric s’apprêtait à se rendre au travail lorsqu’elle releva la tête de ses quatre pages de notes. Il piocha un paquet de Marlboro dans une cartouche posée juste à côté de l’ordinateur et embrassa Abigaël brièvement.

— Pas de bêtise avec les aiguilles, d’accord ?

— Je crois que je vais essayer de rouvrir un cabinet de consultation à Lille. J’ai besoin de sortir d’ici, de voir des gens, de m’investir dans quelque chose, ou je vais devenir dingue.

— C’est une bonne idée, si tu t’en sens capable, mais prends ton temps pour bien réfléchir, d’accord ? Les blessures sont encore fraîches. Bon, j’y vais, et je m’occupe du rendez-vous avec la neurologue.

Une fois seule, Abigaël fixa longuement son cahier de rêves, cette mise à plat de son inconscient, de ce foisonnement d’images et de scénarios qu’elle vivait une fois endormie. Quels secrets cachait son sommeil ? Que cherchait à lui raconter son esprit à travers ses rêves ?

Elle sortit les cinq autres cahiers de rêves du tiroir. Ils étaient numérotés, comprenaient des morceaux de vie, des éclats du passé, mais surtout des centaines de pages de récits, tous plus fous et illogiques les uns que les autres. Ces cahiers étaient peut-être une clé qui lui permettrait de comprendre tous les points noirs de son existence, des six derniers mois. Son père et ses mensonges… L’accident… L’enquête des disparus et les événements étranges qui l’accompagnaient…

Abigaël ouvrit son logiciel de retouche d’images, un navigateur avec une banque de photos, et se mit au travail. Elle allait matérialiser son dernier cauchemar : la petite fille sans visage, assise dans une rue étroite, la BD XIII sur les genoux… Le croquemitaine aux membres cassés et aux articulations rivetées à sa poursuite. Elle pensa qu’il faudrait faire apparaître le code donné par la fillette : 10-15-19-8. Qu’est-ce qu’il pouvait bien signifier ? Une idée lui vint alors : remplacer le nombre par la lettre correspondante de l’alphabet : A=1, B=2…

Elle décrypta J-O-S-H. Josh. Un prénom masculin. Qui était-ce ? Quelqu’un de son passé ? Du collège ou du lycée ? Une connaissance de son père ? Elle avait peut-être connu un Josh dans sa jeunesse, mais avec sa mémoire qui flanchait…

Elle ajouterait donc JOSH à la représentation de son cauchemar.

Deux heures plus tard, elle abandonna son travail et se rendit dans la salle de bains. Ça sentait l’eau de Cologne Farina dont Frédéric s’aspergeait les joues — il se rasait encore à l’ancienne, avec un coupe-choux à la châsse en ivoire, gravé des initiales FM, Frank Mandrieux, son père. La porte de l’armoire à pharmacie était entrouverte, on y voyait les petits flacons de Propydol, ce médicament qui sauvait Abigaël autant qu’il la détruisait. Elle fronça les sourcils : avait-elle encore oublié de la refermer ? Une fois poussée, la porte se rouvrit toute seule : elle fermait mal. Abigaël força et tourna le petit loquet pour la bloquer.

Elle contempla son visage de craie dans le miroir, passa ses doigts dans ses longs cheveux noirs jamais coupés depuis l’accident. Pointes abîmées et sèches. C’était dans ce genre de détails — une ridule en plus au coin de l’œil, une infime tache brune sur le dos de la main — que le temps creusait sa route perverse. Quand j’aurai 18 ans, tu seras vieille, maman. Léa aimait la taquiner ainsi. Abigaël entendait encore si distinctement le son de sa voix. Sa fille n’aurait jamais 18 ans.

Tandis que l’eau de la douche coulait, elle ôta sa robe de chambre et sa nuisette. Le serpent narcolepsie l’avait mordue de part en part, transformant son corps en spectacle morbide, une foire aux cicatrices, surtout au niveau des articulations. Un freaks des temps modernes. Frédéric n’avait jamais posé de questions, il l’avait accueillie telle qu’elle était, avec le même respect qu’on peut avoir en foulant pour la première fois une terre inconnue.

Avant d’entrer dans la douche, elle vit, avec le jeu de miroirs créé par celui fixé au mur et celui de l’armoire à pharmacie, une grosse tache violacée sur son omoplate droite.

Exactement là où, dans son rêve, le croquemitaine l’avait frappée.

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