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Patrick Lemoine accueillit la nouvelle de Frédéric avec un calme apparent.

— On m’avait dit que l’accident s’était produit du côté de Saint-Amand, mais je n’avais pas en tête l’endroit exact. Cent mètres, tu dis ?

Alors que le directeur des opérations restait sur place, Frédéric, armé d’une lampe, emmena son chef ainsi qu’un de ses collègues à travers les bois, jusqu’au virage meurtrier. Les travaux étaient terminés depuis une vingtaine de jours. Les panneaux signalant le virage avaient été remis en place, mais les arbres portaient encore les stigmates du choc. Écorce arrachée, branches cassées. Patrick Lemoine fixa l’endroit d’où ils venaient.

— C’est vraiment pas loin. Et quand a eu lieu l’accident, déjà ?

— Il y a deux mois, jour pour jour. Le 6 décembre.

Lemoine se massa les mâchoires, contrarié.

— Il y a des centaines de kilomètres carrés de forêt dans la région. J’ai du mal à croire à un simple hasard.

Il tapota brièvement sur l’épaule de l’un de ses subordonnés, Tom Castillo, à peine 35 ans, quatre ans de section de recherches derrière lui. Dans leur groupe, on l’appelait le Furet.

— Tu prends une torche et tu jettes un œil dans le coin ? Personne ne se promène ici à pied, normalement, ni si près de la départementale. Il n’y a pas de trottoir, c’est dangereux… Fais un premier tour et signale aux gars de la Scientifique tout ce qui traîne : mégots, déchets, empreintes fraîches. On cherchera plus en détail demain, quand il fera clair. Freddy est peut-être venu faire un tour juste ici, sur le lieu de l’accident, avant d’aller installer les vêtements de l’épouvantail. Et me demande pas pourquoi, je n’en sais rien.

Le Furet alla chercher une lampe et se mit à l’ouvrage, tandis que Patrick et Frédéric retournaient à proximité du périmètre de sécurité. De loin, on avait l’impression d’avoir affaire à un vrai cadavre d’enfant. Les techniciens d’identification cernaient cet épouvantail d’angoisse, prélevaient des cheveux, emballaient les chaussures posées au pied de l’arbre. D’autres prenaient des photos sous tous les angles. Chaque geste était appliqué, précis, comme les pas des danseuses du Bolchoï. D’ailleurs, ces hommes, avec leurs vêtements de papier souples, leurs courbures, leurs gestes ralentis, donnaient l’impression de danser.

Les mains dans les poches, Lemoine manipulait son alliance avec nervosité.

— Ça ressemble aux vêtements d’Arthur… Probable que ce soit son sang sur les vêtements… La mère avait signalé qu’il portait un maillot de foot de l’équipe de France le jour de sa disparition. Le numéro 9.

Comme pour les cas précédents, Frédéric était persuadé qu’ils ne trouveraient rien d’autre que ce que Freddy avait bien voulu leur laisser : une clé imaginaire qui ouvrait une infime parcelle dans son esprit tordu.

Le propriétaire présumé des habits, Arthur Willemez, 9 ans, avait été porté disparu cinq mois plus tôt, le 5 septembre 2014, à Nantes. Il se rendait à vélo à son entraînement de foot comme chaque vendredi, à 19 heures. Un gamin sans histoire, bien connu du quartier, serviable. Il n’habitait qu’à trois kilomètres du stade et traversait toujours une parcelle de champ boisée pour aller plus vite. On n’avait retrouvé que son sac de sport et son vélo enfouis sous des buissons. La police judiciaire de Nantes avait immédiatement pris le dossier en charge. Le portrait du gamin, habillé en vêtements de foot, avait circulé dans tous les commissariats et casernes de gendarmerie de France. On l’avait aussi vu à la télé dans le cadre de l’Alerte enlèvement.

Trois jours après la disparition d’Arthur, l’équipe de la section de recherches de Lille découvrait, dans une forêt du Nord, à cinq cents kilomètres de Nantes, un épouvantail constitué de vêtements masculins tachés de sang, d’une tête en toile de sac coiffée de cheveux dont certains avec bulbes, après analyses ADN, se révélèrent masculins. Au bout d’une dizaine de jours, les gendarmes du Nord découvrirent que c’étaient ceux d’Arthur Willemez, le môme disparu à Nantes. Quant aux vêtements tachés, ils appartenaient à l’enfant kidnappé à Amboise trois mois plus tôt, qui s’appelait Victor.

Alice, Victor et Arthur…

Frédéric travaillait sur sa première disparition d’enfants, et rien ne lui avait semblé aussi difficile moralement. Le pire n’était ni les horaires sans limites, ni les déplacements, ni les recherches. Mais le sentiment d’être un brin d’herbe dans une tornade. Se retrouver là, face à un épouvantail en plein milieu d’une forêt, et ne rien pouvoir faire d’autre que de maudire l’auteur d’une telle monstruosité.

Des cris tirèrent le gendarme de ses pensées. Le collègue qui fouillait aux abords de la route leur signalait d’approcher. Frédéric et Patrick se précipitèrent. Tom Castillo se trouvait pile au niveau de l’accident, dans le virage meurtrier, à quelques mètres seulement du tronc à l’écorce arrachée. Il éclaira un arbre épargné, un peu en retrait.

— Regardez.

Les deux enquêteurs avancèrent et découvrirent l’inscription gravée dans l’écorce, à environ un mètre cinquante du sol.

Lemoine resta pensif quelques secondes.

— Tu crois que c’est Freddy qui a fait ça ?

— Qui d’autre ?

Le chef s’épongea le front, dont la sueur commençait à geler, puis leva les yeux vers le ciel noir et menaçant.

— OK, on ne touche à rien. Faut faire quelques relevés ce soir avant qu’on se prenne la neige fondue sur le coin du nez. Fais vite venir un technicien.

Castillo s’éloigna. Le directeur d’enquête fit crisser les poils de son bouc.

— C’est tordu. On dirait bien un œil, non ? Pourquoi cette espèce de taré aurait gravé un œil sur les lieux d’un accident ? Il voudrait nous indiquer qu’il a vu quelque chose ? Il aurait vu quelque chose à 3 h 43, cette nuit ?

Frédéric marcha vers la route. Il laissa une voiture passer, puis se plaça au milieu de l’asphalte, les yeux rivés vers son chef. Le premier arbre percuté par la voiture, la nuit du 6 décembre, se trouvait à deux mètres sur sa gauche. Lemoine le rejoignit, mais il resta sur le bas-côté.

— On dirait que ça te parle.

Frédéric marcha vers lui.

— Oui, ça me parle. 3 h 43, je crois que c’est l’heure où a eu lieu l’accident d’Abigaël.

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