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Ça faisait deux jours, depuis la visite à l’IML, qu’Abigaël était enfermée dans l’appartement de Frédéric, assise devant son petit bureau aménagé dans un coin du salon. Elle avait acheté un grand panneau en liège sur lequel elle avait punaisé tous les éléments dont elle disposait sur l’accident. Un vrai réseau de neurones et de connexions, parfaitement représentatif du chaos qui régnait dans sa tête.

Elle avait tout d’abord tracé un axe du temps sur une feuille, jalonné de différents événements liés au drame, et l’avait accroché devant elle.

Elle avait par ailleurs rassemblé toutes les recherches sur son père après sa mort. La photo où il posait devant les bateaux, sous laquelle était inscrit au marqueur « Xavier Illinois ». On trouvait aussi son code secret insoluble, ses comptes en banque, ses factures récupérées à Étretat… Un nuage de Post-it tapissait une partie du mur. Recouverts de questions, du genre « Pourquoi le vol du chat en peluche ? » ou encore « Qui est l’inconnu trouvé dans le coffre ? » Elle disposait d’une copie du rapport de l’accident, de quelques photos de la voiture en miettes, des identités des pompiers et des ambulanciers intervenus sur les lieux, ainsi que de l’ensemble du corps médical qui l’avait prise en charge. À droite, sur le bureau, elle avait posé une photocopie de la lettre de Léa trouvée dans les bois et sa montre brisée, les aiguilles bloquées sur 3 h 43.

Abigaël organisait et collait des Post-it quand Frédéric rentra du travail. Il l’embrassa, alla se préparer un café fort et revint s’installer à ses côtés. Il roula des yeux devant cette multitude d’informations et de flèches qui tissaient une immense toile d’araignée.

— Eh bien… si c’est à l’image de ce qu’il y a sous ton crâne, c’est assez effrayant.

— J’essaie de trouver des liens, des éléments qui m’auraient échappé. Tu sais ce que disait Einstein : « Un problème sans solution est un problème mal posé. »

— Je te voyais plutôt citer Lacan ou Dolto.

— Tu sais qu’Einstein avait aussi un problème avec le sommeil ? Enfin, pas vraiment un problème : il était un gros dormeur. Il faisait presque le tour du cadran, contrairement à Napoléon ou Léonard de Vinci qui ne dormaient que quelques heures par jour.

Elle plaça un dernier Post-it sur le haut de son nuage de petits papiers.

— Vous avez eu les retours de la Scientifique ? On sait qui est l’individu du coffre ?

— Non, on ne sait pas. Son ADN ne correspond à aucun enregistrement connu dans le FNAEG. Il n’est donc pas Freddy, leurs profils génétiques ne correspondent pas.

— On pouvait s’en douter.

— On en a au moins la confirmation scientifique. On a jeté un œil au fichier des personnes disparues dans le coin, rien de ce côté-là non plus pour le moment. L’anthropologue a analysé le squelette. Le cadavre aurait la cinquantaine, pour une taille aux alentours d’un mètre quatre-vingts. Squelette avec quelques fractures anciennes, mais aucun signe qui permette de faire des recherches précises. Pour le reste, c’est le grand point d’interrogation. Ce type reste complètement anonyme.

Abigaël grinça des dents. Une autre énigme.

— On en sait un peu plus sur les circonstances du meurtre ?

— Les techniciens ont retrouvé des éclats d’os collés à la graisse des vis du cric, mais aussi dans l’habitacle du Kangoo. Incrustés dans le siège côté passager.

— L’homme avait reçu la balle à la tempe gauche d’après ton frère…

— Oui, ça veut dire que, si on part du principe que le Kangoo a un rapport avec Freddy, ce dernier était au volant et l’autre installé à ses côtés. Les deux hommes se connaissaient sans doute. À un moment, Freddy a sorti son arme et il a tiré.

Frédéric but une gorgée de café.

— Les techniciens ont aussi aspergé l’intérieur du coffre de Bluestar[2]. Il y avait des traces de sang partout, jusque sur la lumière du plafonnier. Et aussi des éclats d’os. C’est là-dedans qu’il lui a défoncé le crâne à coups de cric pour récupérer la balle, puis qu’il s’est acharné sur le visage.

Abigaël observa son graphique des événements.

— OK… Quelqu’un tue notre victime dans l’habitacle avec une arme à feu, lui défonce le crâne pour le rendre non identifiable, récupérer la balle, et le met ensuite dans le coffre, sûrement parce qu’il a un peu de route à faire et qu’il ne veut prendre aucun risque. Il y a fort à parier que le meurtre a eu lieu à proximité de mon accident, que le corps a été chargé dans le coffre à cet endroit, puis que ce quelqu’un a foncé vers la Scarpe. En moins d’une heure, il n’a pas chômé. Tout s’est passé très vite, forcément.

— Pourquoi tu l’appelles quelqu’un ? Pourquoi tu ne le nommes pas Freddy ?

— Parce que, même si ça paraît évident, on n’a aucune preuve que c’est lui le meurtrier. Je ne veux pas le nommer ainsi pour le moment. Il y a des éléments qui ne collent pas avec son profil.

— Du genre ?

— Pour moi, Freddy agit en solo, il enlève ces mômes et fabrique ces épouvantails pour résoudre un conflit personnel. Il est célibataire et solitaire. Lorsqu’il installe les épouvantails, il est seul, c’est son œuvre, et c’est un moment d’excitation extrême pour lui. Il est comme le peintre qui met la dernière touche à son tableau. C’est quelque chose qu’il ne peut pas partager avec un complice.

— Dans ce cas, explique-moi d’où sort ce cadavre et qui l’a tué ?

— Je n’ai pas la réponse.

— On y a bien réfléchi, tous ensemble à la caserne. On pense au contraire que Freddy a un complice et que quelque chose a mal tourné. C’est sans doute lié à cet accident imprévu qui sème le trouble entre les deux hommes. Imagine : peut-être que l’un veut déposer l’épouvantail d’Arthur quand même ou s’attarder sur les lieux de l’accident, et pas l’autre ? Bref, ça s’envenime. Freddy finit par sortir un flingue et tuer son accompagnateur. Il le rend méconnaissable en lui défonçant le visage. Pas de vêtements, impossibilité de rechercher dans les fichiers dentaires. Et en le jetant à l’eau, il ne voulait pas qu’on le retrouve de sitôt. En plus, tu n’as pas dit toi-même que Freddy avait une sexualité particulière ? Et si l’autre était son amant ?

Abigaël se lissa les cheveux vers l’arrière dans une longue expiration. Ces découvertes remettaient en cause un pan complet de son travail. Un couple homosexuel dans la vie. Un couple de kidnappeurs, l’un dominant l’autre… Abigaël n’avait pas en tête de cas similaires. En revanche, les exemples de criminels amant/amante, agissant en duo, ne manquaient pas : Denise Labbé et Jacques Algarron, Paul Bernardo et Karla Homolka, alias Barbie et Ken, Michel Fourniret et Monique Olivier…

— Dans ce cas, ce serait une première.

— Il faut un début à tout.

Elle regarda l’espèce de carte mentale représentée sur le tableau en liège et écrasa son index sur le symbole de l’œil gravé sur le tronc.

— Qu’est-ce que Freddy a vu, à 3 h 43, cette nuit-là ? Qu’est-ce qu’il y avait à voir, hormis une voiture se fracassant contre un arbre ?

Elle se leva et se mit à aller et venir nerveusement.

— Quand je regarde ce tableau, tous les éléments mis bout à bout, je n’arrive pas à m’ôter de la tête que le hasard est trop gros. Freddy et moi, qui justement enquête sur lui, présents au même endroit, au même moment…

Elle revint s’affaisser sur sa chaise.

— Je n’y arrive pas, Fred ! Je n’arrive pas à percer son secret, à comprendre ses motivations. Il est comme de l’huile qui glisse entre mes doigts. Hormis des suppositions à deux balles, on n’a rien de concret sur lui. Pas un seul indice probant, pas un seul témoin. C’est quand même dingue. Ce type n’est pas un fantôme, bon sang !

Frédéric lui passa une main dans la nuque, il la sentait à cran.

— Tu sais ce qu’on va faire ? Je vais aller prendre une douche, et je t’emmène au resto. On va boire un peu de vin et manger épicé. Et s’il nous reste des forces, on va dépenser quelques euros au casino.

— Au casino ? Toi ?

Il l’embrassa sur le crâne.

— Tu m’as parlé d’Einstein. Il y a une histoire de Dieu qui joue avec des dés. Ça m’a fait penser au craps. Tu sais que mon père adorait ça ?

— Le craps ? Tu ne me l’as jamais dit.

— Le jeu, c’était son vice. Un jour, il a ramassé pas loin de deux mille francs à une table de craps, une fortune à l’époque. Et tu sais ce qu’il a acheté avec ça ?

— Je ne sais pas… Un nouveau filet de pêche ?

Frédéric disparut dans le couloir et revint quelques secondes plus tard. Il lui montra le coupe-choux avec sa châsse en ivoire. Il lui sourit.

— Alors, t’es OK pour notre petite soirée ?

— Tu as raison, ça va nous faire du bien. Pour fêter ça, je décalerai la prise de Propydol.

— C’est pas une mauvaise idée. Ce serait dommage que tu t’endormes à table.

Elle le regarda repartir dans la salle de bains avec un petit pincement au cœur, et l’espoir de l’aimer un jour comme lui l’aimait. Dans un soupir, elle se focalisa de nouveau sur son patchwork de faits, de lieux. Elle avait passé deux jours à tout rassembler, à se creuser la tête, à se remémorer l’horreur du drame, à essayer de comprendre. Elle gribouilla le mot « Accident » sur une feuille, y ajouta l’heure, 3 h 43, et l’entoura au stylo rouge. Puis ajouta, en grand : « HASARD ? »

Abigaël savait qu’un hasard n’était pas « Dieu qui se promenait incognito », comme disait Einstein, mais qu’il était provoqué par des processus souvent indépendants qui, tout à coup, concordaient et dans le temps et dans l’espace. Cette nuit-là, le hasard résultait en l’occurrence du croisement de deux trajectoires a priori complètement dissociées : leur voyage vers l’Est de la France d’un côté, et la présence de Freddy et de son éventuel complice de l’autre.

Abigaël s’en convainquit : il fallait décortiquer ces deux trajectoires, action par action, minute par minute.

La solution se cachait peut-être là, dans les six lettres de ce mot.

Hasard.

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