Après les examens dans le scanner de l’unité de neurologie, Abigaël attendit que Frédéric retourne au travail pour sortir de l’appartement. Elle prit le chemin de la librairie de quartier, au cœur d’une petite rue du Vieux-Lille. Elle venait ici au moins une fois par semaine et repartait souvent les bras chargés de nouvelles histoires.
Elle songeait encore à l’hématome dans son dos, découvert la veille. Un coup impressionnant, d’un violet d’aurore boréale. Comment aurait-elle pu se blesser de la sorte sans s’en souvenir ? Et pourquoi, justement, à l’endroit précis où le personnage de son rêve l’avait frappée ? Abigaël avait fait des recherches sur Internet pour expliquer la présence du coup. Hormis un possible somnambulisme ou des délires autour des spectres sur des sites de parapsychologie, elle n’avait rien déniché de probant.
Elle alla saluer l’un des libraires, Anthony Creveau, et lui demanda s’il avait déjà entendu parler de La Quatrième Porte.
— Sorti fin mars. Le deuxième roman de Josh Heyman. Je crois qu’un commercial est passé nous le présenter il n’y a pas longtemps.
Non seulement le livre existait, mais Abigaël découvrait aussi à quoi correspondait le Josh de ses rêves.
— Il a écrit Les Pierres noires en 2012, poursuivit le libraire en jetant un œil dans son ordinateur. Un auteur pas très connu vu que son nom ne me disait rien. On en a vendu seulement deux exemplaires à la librairie. Il m’en reste un de La Quatrième Porte en stock. Tu le veux ?
— S’il te plaît.
Abigaël resta à côté du comptoir, pensive. Ses rêves et donc son inconscient la guidaient. Mais comment une histoire inventée au fond de sa tête avait-elle pu la conduire à ce livre sorti deux mois et demi plus tôt ? Comment un songe pouvait-il interférer avec la réalité ? Comment l’hématome avait-il pu passer du virtuel au réel ?
Anthony Creveau revint avec l’ouvrage. La couverture représentait une grosse porte en bois avec un cadenas, dans un lieu qui ressemblait à une cave. Sur la porte, la gravure d’un 4. Noté au bas du livre : « Thriller ». Creveau lut en silence la quatrième de couverture.
— Une histoire d’enlèvements. Des flics qui enquêtent du côté de Chambéry. Ça pourrait bien te plaire, oui.
Le libraire ignorait tout de l’histoire personnelle d’Abigaël, il ne la connaissait qu’en tant que lectrice dévoreuse de polars. Cette dernière prit le roman et le feuilleta rapidement.
— Tu pourrais vérifier si je l’ai déjà acheté ?
Anthony se rendit dans sa fiche client.
— Ah, oui, tiens, il y a une semaine. Le 11 juin. C’est mon collègue qui te l’a vendu.
— Je n’en ai aucun souvenir.
— Donne, je vais aller le ranger et…
— Non. Je le garde. Il n’est plus chez moi. Frédéric a fait un marché aux puces le week-end dernier. Je suppose qu’il l’a vendu avec d’autres livres avant que j’aie le temps de le lire.
Très troublée, Abigaël paya et s’empressa de retourner chez Frédéric. Avait-elle pu acheter ce roman et n’en avoir gardé aucun souvenir ? Elle essaya de penser à cette journée du 11 juin, en vain. Pas une seule image. Six jours seulement s’étaient écoulés, comment pouvait-elle avoir perdu des souvenirs si proches ? Était-ce le Propydol qui frappait au hasard dans sa tête et commençait à grignoter le présent ?
Elle monta jusqu’à l’appartement et fut surprise, en glissant la clé dans la serrure, de trouver la porte déjà ouverte.
Ça recommençait : elle, rentrant à son domicile par une porte ouverte, avec le livre La Quatrième Porte entre les mains. À l’instar de ce rêve qui l’obsédait, celui où elle revenait de la gare Lille-Europe. Direction la chambre. Heureusement, aucune présence de cadavre, cette fois. Elle se rendit dans la salle de bains, fit face à son reflet dans le miroir. Parfait, net, sans distorsion. Réel.
— Tout va bien, d’accord ? Tu es parfaitement réveillée, en pleine possession de tes moyens. C’est juste le Propydol qui joue au Rubik’s Cube avec ta mémoire.
Entendre le son de sa propre voix la rassurait. Elle se rendit au salon, observant avec précision l’espace qui l’entourait. Certains objets sur le vaisselier ne lui semblaient pas à leur place. Et puis le téléviseur lui paraissait davantage tourné vers la gauche que d’habitude. Tout comme un fauteuil, plus en retrait qu’à l’accoutumée. Ça recommençait.
— Écoute, Abigaël Durnan. C’est la réalité. Tu es éveillée et consciente. Frédéric est au travail. Tu as sans doute oublié de fermer la porte d’entrée. Tout est normal et logique.
Mais elle ne croyait pas totalement à ses propres paroles, et surtout, elle pouvait les prononcer même dans un rêve. Les meubles avaient vraiment bougé de place. De peu, certes, mais quand même. Si tout relevait de l’imaginaire, comment le savoir ? Et si elle était dans la réalité, pourquoi ces objets se déplaçaient-ils ?
Elle fonça vers la salle de bains. L’armoire à pharmacie était entrouverte, alors qu’elle l’avait fermée en poussant la porte à fond et en tournant le loquet. Elle l’ouvrit en grand, observa les flacons de Propydol… Tout semblait en ordre. La porte fut verrouillée une bonne fois pour toutes, et la clé finit au fond d’un tiroir. Dans le salon, elle récupéra une aiguille à proximité de l’ordinateur. Se piqua, bien consciente que, malgré la coulée de sang, elle pouvait évoluer dans un rêve.
Il lui fallait trouver des tests plus fiables. Avec son aiguille, elle réalisa des petits trous à peine visibles sur la surface en bois du vaisselier. Elle reposa alors les objets — cadres, statuettes… — pile sur ces trous. Puis fit le même genre d’opération avec un marqueur noir : quatre points discrets sur le carrelage, sur lesquels elle plaça les pieds du fauteuil, du meuble de télé, de la table… Tous les éléments de la pièce furent ainsi quadrillés. Le gage d’un espace bien réel.
Abigaël se cacha le visage dans les mains, consciente de la stupidité de ses gestes et de ses réflexions. Une psychologue bardée de diplômes, à quatre pattes comme un chien sur du carrelage, notant des emplacements avec un marqueur comme sur une grille de bataille navale. Bon Dieu, si quelqu’un la voyait, on lui paierait un aller simple pour l’hôpital psychiatrique ! Devenait-elle complètement folle ? Où tout cela s’arrêterait-il ? Quand ses fichus cauchemars finiraient-ils de déteindre sur sa vie ? Sur sa chair ?
Dans un soupir, elle alla se préparer une tisane puis décida d’entamer la lecture du roman.