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Un mois s’était écoulé depuis l’épisode du port du Havre, mais Abigaël s’en souvenait encore parfaitement : la silhouette de l’inconnu dans le bateau bleu et blanc, le voyage en mer, son agression avec un choc électrique. Et le réveil dans sa voiture, comme une illusion.

Un mois pendant lequel Abigaël n’avait eu de cesse d’essayer de retrouver des traces de Xavier Illinois, la fausse identité de son père. Des journées à écumer le port du Havre en long, en large, à interroger le personnel, à se glacer les os au bout de la jetée, entre pluie et brouillard, à chercher la trace de ce bateau bel et bien disparu, comme dans une légende, que personne n’avait vu, sauf elle. Ses nuits s’étaient terminées en solitaire, au bar de l’hôtel, entre vodka-citron et Propydol, recroquevillée et tremblante sous les draps, agressée de cauchemars — croquemitaine, voiture de son père lui fonçant dessus, petite fille sans visage l’entraînant au fond de l’eau — qu’elle notait méticuleusement sur son cahier au petit matin. Elle était rentrée dans le Nord comme un marin qui revient d’une campagne de pêche : usée, amaigrie, à bout de nerfs.

Elle avait par ailleurs fait le tour des services de douanes de Dunkerque, la seconde maison de son père pendant plus de vingt-cinq ans, et récolté chaque fois le même genre de réponse : comment Yves, qui avait été un douanier irréprochable, avait lutté toute sa vie contre le banditisme, le trafic de drogue, aurait-il pu vivre sous une fausse identité ? Avait-elle seulement des preuves de ce qu’elle avançait ?

Les hommes de loi l’avaient regardée de travers, surtout quand elle avait suggéré qu’il avait pu bénéficier de l’aide d’anciens contacts pour obtenir ses faux papiers. Les portes s’étaient progressivement fermées. Les douanes françaises ne voulaient pas de cette publicité-là.

Frédéric avait été à ses côtés. Il avait essayé de l’aider avec ses moyens, mais les fichiers de la gendarmerie étaient restés muets : Xavier Illinois n’existait nulle part. Trois mois après l’accident de voiture, il avait disparu de la surface de la Terre, laissant Abigaël seule avec ses démons. Quant au téléphone portable d’Yves Durnan, celui qui était en sa possession le jour de l’accident, les analyses des appels n’avaient rien révélé de particulier. Quelques coups de fil à droite, à gauche sans grande utilité. Si son père était allé au bout de sa supercherie, alors Xavier Illinois disposait de son propre téléphone portable, sans doute alimenté par des cartes rechargeables.

Il était à peu près 17 h 30, en ce début mars 2015, quand on frappa à la porte. Par la fenêtre, Abigaël s’attendait à voir Frédéric un peu en avance, mais au lieu de ça, ce fut son agent immobilier, accompagné de deux personnes. Une visite complètement sortie de sa tête. Elle alla ouvrir, salua Morel. L’un des hommes en sa compagnie, un moustachu aux larges épaules, tenait une boîte à outils. Quant à l’autre… il lui rappelait quelqu’un.

— Je suis venu avec Marc Zieman, fit l’agent immobilier. Vous vous souvenez de lui ? Il s’est présenté il y a un mois, il souhaiterait faire une contre-visite avec son beau-frère. Jeter un œil à la tuyauterie, aux murs, au grenier et à la toiture. Vérifier qu’il n’y a pas de vices cachés.

C’était bien ça, se rappela Abigaël. Zieman… Sous son manteau, l’homme portait un costume sombre, une cravate assortie, et Abigaël avait désormais cette tenace impression de l’avoir déjà vu quelque part, en dehors de sa visite précédente.

— Oui, oui… Allez-y, je vous en prie.

Elle les laissa entrer et commencer leur visite. Les hommes étaient engoncés dans de chaudes tenues, ils portaient des gants en laine, et un bonnet noir pour Zieman. En ce mois de mars, les températures refusaient de décoller.

Le grand moustachu alourdi de ses outils lui demanda de visiter la cave. Il dégageait une désagréable odeur de sueur sous son gros blouson en cuir. Tous deux descendirent dans la pièce voûtée, tandis que Zieman montait à l’étage et assommait l’agent immobilier de questions techniques.

— Elle date de quand, votre chaudière ? demanda le moustachu.

Abigaël n’en savait rien et s’en fichait royalement, elle voulait juste quitter cette maison qu’elle ne supportait plus et était prête à casser le prix. L’homme fit le tour, observa les tuyaux d’arrivée et d’évacuation d’eau, passa ses mains sur les murs, regarda le bout de ses gants. Peau jaunâtre et visage grêlé. Une vraie allure d’Apache.

— Il n’y a pas l’air d’y avoir d’humidité, c’est un bon point.

Abigaël le suivait en silence. Pourquoi n’enlevait-il pas ses gants pour faire ses tests ? Il s’approcha de cartons où étaient stockées les affaires d’Yves, récupérées dans sa maison d’Étretat : des vêtements, une radio, un peu de vaisselle, du courrier, sa collection de bandes dessinées XIII. Le moustachu se pencha et prit l’un des albums.

— J’ai déjà lu ça. C’est à vous ?

— Elles appartenaient à mon père.

Abigaël se sentit mal à l’aise. Cette impression que quelque chose ne collait pas, mais quoi ? Elle reprit la bande dessinée des mains du visiteur et la remit à sa place.

— Vous avez terminé ?

— Pas encore. On doit tout bien vérifier. Mon frère veut être certain avant de s’engager.

— Je pensais que c’était votre beau-frère.

Il ne répondit pas et lui tourna le dos. Il prenait son temps, scrutait les recoins, sortait des appareils de mesure à l’utilité mystérieuse. La jeune femme, elle, observait l’homme en silence, avec la curieuse sensation qu’il cherchait quelque chose.

Quand ils remontèrent enfin, Zieman et l’agent immobilier revenaient de l’étage. Abigaël capta l’échange de regards entre l’acheteur potentiel — cet homme aux yeux de glace déjà venu le mois précédent — et son « beau-frère » apache. Ils se mirent à l’écart et discutèrent un moment. Guillaume Morel tapota discrètement l’épaule de sa cliente, l’air de dire : C’est bon, on les tient.

Zieman revint vers eux.

— Votre maison m’intéresse. Je vous fais une proposition ferme avant demain soir.

L’agent immobilier lui adressa son grand sourire de commercial.

— C’est parfait ! N’est-ce pas, madame Durnan ?

Abigaël dut se forcer pour paraître heureuse, mais tout cela sonnait étrangement faux. Où diable avait-elle vu ce Zieman ? À quelle occasion ? Quand ils furent partis, elle resta immobile sur le canapé, en pleine réflexion, puis fonça à l’étage. Elle comprit, en découvrant toutes les portes des pièces ouvertes, que Zieman et l’Apache étaient venus faire une fouille en bonne et due forme.

Elle courut vers son bureau, observa le carnet posé à côté de l’ordinateur. Tout lui semblait en ordre. Ouverture à la première page. Le papier avec le code trouvé dans le bateau de son père un mois auparavant était toujours là.

10–30 9-13 1-45 6-32 12–12 19–40 1-24 4–4 6-35 5–7 9-26 14–23 10-13 15–45 8-18 7-44 5–7 1-48 8–8 9-34,

7-46 16–12 11-15 8-47 7-12 6–7 12–21 7-44 6-35 20–21 7–7 17–44 16-34 7-34 3-41…

Dieu merci… Le carnet contenait toutes ses recherches, ses analyses menées sur ce fichu code dont ni elle, ni Frédéric, ni Gisèle n’avaient compris la signification. Abigaël avait même posté le message codé sur des forums de cryptographie, sans davantage de succès. Cette succession de chiffres demeurait un mystère.

Elle s’allongea sur son lit, les mains derrière la tête, et se concentra sur le visage de Zieman. Se remémora quelques événements passés, les yeux mi-clos. Des lieux aussi. Hôpital psychiatrique de Bailleul… Cabinet de psychologie… Était-il l’un de ses anciens patients ? Et soudain, elle se rappela où elle l’avait vu pour la toute première fois : à la crémation de son père et de sa fille.

L’image lui revenait avec précision. L’homme était resté discrètement au fond de la salle, parmi les nombreuses personnes debout. Tout de noir vêtu, dans un costume impeccable comme aujourd’hui… Elle l’avait pris pour un employé du crématorium, ou un parent des amis de Léa.

Qui étaient ces deux types ? Que cachait ce fichu code ? Avaient-ils un lien avec la lettre de Léa retrouvée dans les bois « Je vais bientôt mourir… » ?

On frappa à la porte. Frédéric… Elle se releva, descendit en toute hâte, déverrouilla, entrouvrit légèrement tout en faisant glisser la chaînette de sécurité dans son rail métallique.

Dans l’entrebâillement, un visage froid, déterminé : Zieman.

Il était revenu, seul. Et certainement pas avec l’intention de lui offrir des fleurs.

Abigaël referma aussi vite que possible, prenant Zieman de court, et tourna le verrou. Elle entendit deux poings s’abattre sur le bois, puis plus rien. Une ombre passa devant la fenêtre : il allait faire le tour et se glisser par l’arrière. Abigaël sentit une brûlure acide au fond de son estomac. Elle se retourna et fonça dans le salon, trop tard : l’autre, l’Apache, venait d’ouvrir la porte coulissante qui donnait sur le jardin.

Et il avait déjà un pied dans sa maison.

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