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Lampe torche en main, Abigaël chevaucha le portail. Une rafale la précipita vers la maison, îlot de solitude sur ces terres préhistoriques. Nicolas Gentil avait été emmené dans l’urgence par les pompiers, la bâtisse était restée en l’état, mais quelqu’un avait néanmoins pensé à fermer à clé. Elle en fit le tour, secouée, avec l’impression que des rideaux de verre lui explosaient à la figure. Aucun moyen d’entrer, mais hors de question d’abandonner. Elle prit une pierre et la balança à travers l’une des fenêtres de l’arrière. Deux minutes plus tard, après avoir déblayé le verre tranchant avec précaution, elle pénétra à l’intérieur.

La toiture craquait de part en part. Exploration du salon. De grands cadres austères ornaient les murs, abritant des peintures en rapport avec les pêcheurs et la mer. Rien qu’à les regarder, elle pouvait sentir les odeurs de cale, d’entrailles de poissons. Plus loin, l’imposante cheminée en pierre. La guillotine avait disparu, mais du sang tachait encore le sol. Abigaël s’agenouilla puis regarda de nouveau le film sur son téléphone. Elle se positionna alors à l’endroit exact où se tenait l’écrivain lorsqu’il avait posé ses mains à plat sous l’instrument de torture.

« De toutes les ténèbres, celles qui étouffent mon âme sont de loin les plus sombres », avait écrit Gentil dans son roman. La pensée provenait de son héros policier, mais nul doute qu’il s’agissait aussi de la sienne. Quelles ténèbres avaient enseveli l’écrivain ce soir-là ? Sur son téléphone, Abigaël fit avancer la vidéo jusqu’au moment où Heyman détournait les yeux vers la gauche, au gloussement. Elle orienta son propre regard vers cette direction.

Elle tomba sur un écran de télé géant.

Alors, ce bruit provenait-il simplement de la télé ? Bien sûr. Gentil avait dû être perturbé par un programme diffusé à ce moment-là. Abigaël se redressa et se lissa les cheveux vers l’arrière, déçue. Comment ne pas y avoir pensé ? Qu’avait-elle espéré ?

Maintenant qu’elle avait cassé une vitre et qu’elle évoluait au cœur des abysses… direction l’étage. Facile d’imaginer l’extrême solitude de Gentil. Cette bâtisse aux murs sombres en grosses pierres de taille, aux plafonds voûtés, avait des allures de monastère. Elle jeta un regard aux différentes pièces, se glissa dans la chambre où l’on avait découvert le romancier aux portes de la mort.

Un pan de mur tout entier était tapissé de symboles dessinés au feutre noir. Des carrés, des triangles, des cercles, des étoiles, sur plusieurs mètres de haut et de large. L’expression d’une obsession, d’un chaos intérieur. Pourquoi ces traces de sang, en plein milieu des symboles ? Pourquoi Gentil avait-il tracé ces milliers de figures étranges ?

Elle fixa le lit et ses alentours. Là encore, du sang. On avait emporté les draps souillés mais personne n’avait pris le temps de nettoyer le sol à fond. Qui l’aurait fait ?

Coup d’œil dans la bibliothèque. Romans policiers, d’horreur, documents sur les tueurs en série, collection de faits divers sordides. Elle imaginait bien l’ambiance qui devait régner dans l’habitation lorsque Heyman était plongé dans son récit. Un vrai puits ouvert sur les ténèbres. Elle se dirigea vers la grosse unité centrale et l’écran, à proximité du bureau. Alluma. Accès non protégé.

Abigaël s’installa et fouilla dans l’ordinateur pendant une bonne heure. Elle dénicha les dossiers liés à l’écriture, avec les différentes versions des romans. La messagerie électronique était presque vide. Quant à Internet, pas grand-chose à récolter dans l’historique, hormis des sites légaux sur lesquels Gentil avait sans doute mené des recherches.

Abigaël bâilla, ses yeux s’embrumèrent. À presque minuit, elle aurait dû avoir pris son Propydol deux heures plus tôt et être dans son lit depuis longtemps. Et bien sûr, sans le médicament, les dérèglements liés à sa narcolepsie reprenaient vite leurs droits. Elle redescendit rapidement. Avec un quart d’heure de route jusqu’à l’hôtel, peut-être aurait-elle le temps de rentrer se coucher.

Elle passa par la baie vitrée de l’arrière, qu’elle déverrouilla de l’intérieur, et affronta la tempête. Elle courut vers sa voiture quand, soudain, quelque chose la chiffonna. L’éditeur de Nicolas Gentil n’avait pas mentionné de téléviseur allumé à son arrivée dans la maison. Il avait évoqué un silence absolu. Cela signifiait donc que la télé était éteinte ou que, en tout cas, elle n’émettait pas de son.

Donc, le gloussement ne pouvait pas provenir de là. À moins que…

Elle tenait peut-être une solution. Retourna à l’intérieur, chercha la télécommande, qu’elle trouva sur un meuble. Elle remarqua une tache de sang à quelques centimètres de là : Gentil l’avait probablement utilisée pour éteindre le téléviseur — avec le coude par exemple — après s’être coupé les doigts.

Quand on se torture à ce point, on ne pense certainement pas à éteindre un appareil électrique, sauf si on a quelque chose à cacher.

Elle l’alluma à l’aide de la télécommande. L’écran indiquait qu’il ne captait aucun signal, qu’il fallait régler l’antenne. Abigaël regarda au dos de l’écran. Aucun câble d’antenne relié à la prise adéquate. En revanche, des fils utilisés pour connecter un ordinateur pendaient.

Nouveau bâillement, engourdissement général jusqu’à la pointe des pieds. Cette fois, Abigaël n’avait plus que trente secondes avant de tomber de sommeil. En urgence, elle se dirigea vers le canapé et s’y allongea, bras croisés sur les épaules.

Un craquement, juste derrière. Elle se redressa. Scruta les cônes d’ombre. Elle saisit un tisonnier, sur ses gardes, persuadée d’une présence. Par la vitre cassée, les rideaux gesticulaient comme des bras appelant à l’aide. Elle s’avança dans le noir, perçut un rapide mouvement dans son dos et une douleur vive dans le bas du corps. Elle battit l’air avec son tisonnier dans un hurlement.

La porte d’entrée grinça et se ferma.

En panique, Abigaël alluma l’interrupteur et tourna le verrou de la porte. Elle n’avait pas été seule dans la maison. Percluse de douleur, elle baissa son pantalon. Du sang se répandait sur ses mains et jusqu’au sol. Elle s’empara d’un oreiller et frotta sa peau pour essayer d’y voir quelque chose. Les coulées provenaient de l’intérieur de sa cuisse, Abigaël se vidait littéralement.

Elle se rua dans la salle de bains, saisit le pommeau de douche et fouetta sa plaie avec l’eau glacée. Les traînées rouges tourbillonnèrent dans l’évacuation, et Abigaël put enfin y voir clair : une entaille en forme d’arc de cercle creusait les chairs. C’était comme si on l’avait frappée avec une petite faucille.

Le croquemitaine.

Abigaël tourna le robinet et fixa la porte entrouverte de la salle de bains, retenant son souffle. Elle comprima une serviette contre la blessure. Quelque part en bas, une porte claqua de nouveau. Et si Freddy était là, avec elle ? Et s’il l’avait suivie ?

Et ce sang, cette rivière rubis qui filait le long de ses jambes. Quand elle se précipita quasi nue dans le couloir et arriva en haut des marches, elle la vit. La gamine sans visage. La petite se tenait debout, immobile, au bas de l’escalier, encadrée de longs cheveux blonds, dans une robe bleue qui donnait l’impression qu’elle flottait au-dessus du sol. Elle me mit à monter les marches, les bras tendus, les doigts contractés en serres d’aigle comme pour étrangler. Abigaël eut tellement peur que…

… ses yeux s’ouvrirent en grand.

Un canapé… Elle se redressa dans un cri, la gorge en feu. Regarda autour d’elle : L’Île-Grande, chez Nicolas Gentil… Habillée. Sèche. Aucune trace de sang à l’entrejambe de son pantalon.

Personne dans la maison. Pas de Freddy, pas de petite fille sans visage.

Un cauchemar… Juste un fichu cauchemar… Sa montre indiquait qu’un quart d’heure environ était passé entre son endormissement et son réveil. Elle releva la manche de son pull : présence des brûlures de cigarette.

Quelques minutes pour s’en remettre. Aucun souvenir de s’être endormie ni d’une quelconque transition entre la réalité et le rêve. Là, couchée sur ce fauteuil, elle avait été vulnérable.

Perturbée, elle ramassa sa lampe et reprit le fil de ses investigations. Où en était-elle, déjà ? Oui, le téléviseur… Abigaël s’en approcha de nouveau, désormais certaine que Nicolas Gentil l’avait utilisé comme un projecteur vidéo ou un écran géant. Après s’être amputé, il avait sans doute débranché un ordinateur des prises de la télé. Et ça ne pouvait pas être l’unité centrale du bureau, bien trop lourde.

L’écrivain avait caché un second ordinateur quelque part.

Elle essaya de retracer mentalement son parcours. Heyman s’était coupé les doigts… Il les avait jetés dans le feu, avait éteint la caméra, cautérisé ses plaies. Mais des gouttes de sang avaient encore coulé. Il avait ensuite éteint la télé, arraché les câbles de l’ordinateur. Il devait souffrir horriblement et savoir qu’il ne tiendrait plus debout très longtemps.

Elle jeta un coup d’œil circulaire, fouina dans les quelques endroits qui lui paraissaient adéquats pour y cacher un ordinateur portable. Elle grimpa à l’étage, suivant la voie du sang. Le chemin menait directement au lit. Rien dessous, ni sous le matelas. Elle observa la pièce, passa une main sur les étranges symboles comme l’avait sans doute fait Heyman avant de se recroqueviller sur son matelas.

Elle vit alors une chaise en bois à proximité de la porte gauche du dressing. Elle monta dessus et, sur la pointe des pieds, palpa le haut de l’armoire.

Poussée d’adrénaline. Ses doigts effleurèrent un objet lisse et froid. Elle tira l’ordinateur portable vers elle et balaya toute la surface pour s’assurer qu’il ne traînait plus rien d’autre. Deux dessins et un cahier tombèrent au sol.

Elle redescendit de sa chaise et les ramassa. Ouvrit le cahier. De nouveau, Gentil avait tracé des carrés, des triangles, des lunes, comme sur le mur… Des milliers, qui recouvraient des dizaines et des dizaines de pages. Au bas de chacune de ces pages, des dates. 18, 19, 20 mars de l’année… Tous les jours, jusqu’à la veille de son automutilation.

Abigaël s’intéressa aux dessins et regarda le premier d’entre eux. Gentil avait crayonné une lourde porte en bois cintrée en partie haute. Un peu de paille au sol… Des murs de brique sombre… Le même genre de porte que sur la couverture de La Quatrième Porte.

Elle retourna le second dessin. Gentil avait esquissé un garçon aux traits grossiers, assis contre un mur de brique, qui portait un maillot de foot floqué d’un gros « 9 ».

Arthur.

Au bas de là feuille, on pouvait lire, écrit en lettres capitales « CRO-MAGNON ». Elle avait aussi vu ce terme dans le livre d’Heyman. Cro-Magnon était le surnom de Quentin, le garçon kidnappé du roman.

Il y avait une connexion entre Heyman et Freddy. L’écrivain était impliqué, d’une façon ou d’une autre. Restait à comprendre ce que sa fille, sa Perlette d’Amour, venait faire au milieu de tout ça.

Elle prit l’ordinateur, le cahier, les dessins et sortit de la chambre en courant. Elle connaissait déjà la prochaine étape. Nantes, les parents d’Arthur…

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