10 jours plus tôt.
Journal des rêves d’Abigaël Durnan.
Rêve no 297, le 15 juin 2015
Mon père me disait toujours qu’il y a deux façons de regarder une palette de bois. La première, comme une palette de bois. La seconde, comme la résultante du génie des narcotrafiquants : ce que le cerveau perçoit comme cet objet bien identifié pour le transport se trouve être dix kilos de cocaïne auxquels de brillants chimistes ont donné l’odeur, l’apparence et le toucher d’une palette de bois. C’est ce qui rend le trafic de drogue aussi difficile à enrayer. Insufflée dans les objets qui nous entourent, tellement courants et évidents, on finit par ne plus la voir.
J’aurais pourtant aimé dire à mon père que le cerveau humain est bien plus fourbe dans le domaine des rêves que dans celui du trafic de drogue. En effet, il nous pousse à croire que le rêve est la réalité, même lorsqu’on est poursuivi par un dinosaure. Durant le sommeil, le cerveau se piège lui-même en permanence, il essaie de déjouer tous les stratagèmes du rêveur le plus cartésien. Einstein, tout comme Newton ou Descartes ont un jour cru pouvoir se jeter d’une falaise et voler. Et ils l’ont fait.
Pour la plupart des gens, le rêve s’arrête au réveil. Mais pour moi, distinguer le rêve de la réalité est devenu chaque jour plus compliqué. Car ces derniers temps, même éveillée, je dois sans cesse m’assurer que je ne rêve pas. Être bien certaine que, ce que mes yeux voient, ce que mes oreilles entendent EST la réalité.
Depuis que « ça » a empiré, j’ai toujours une aiguille sur moi. Et quand je me pose la question « Est-ce que je rêve ou pas ? », je me plante la pointe de cette aiguille dans la peau. Je ne saigne jamais dans mes rêves, c’est quelque chose dont je me suis rendu compte il y a longtemps. C’est donc un peu comme une faille dans mon subconscient : si je me pique et que je saigne, c’est que je suis dans la réalité et non en train de dormir. Évidemment, je ne pense jamais à me piquer dans mes rêves et donc je ne sais pas que je rêve, c’est là toute la perversité. Ici, dans la réalité, mes bras sont criblés de petites pointes.
Mon discours ressemble à celui d’une folle, mais je ne suis pas folle, croyez-moi. Parce qu’un fou n’aurait pas conscience de tout cela.
Il est 5 h 08 du matin, le 15 juin, je viens de me piquer, et une petite pointe de sang apparaît sur mon pouce, coule, tombe sur le bureau. Je sais donc, en écrivant ces lignes, que je suis bien éveillée, parfaitement consciente de mes actes.
Je suis dans la réalité. C’est important pour la suite.
Réalité, réalité, réalité, réal…