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Plogoff était aussi noir que le ciel breton, en cette fin de matinée. Un rideau de pluie oblique frappait la ville et semblait la détacher du reste du monde. Abigaël pensa à un morceau de France arraché au continent, perdu au milieu de l’océan et fouetté par des giclées de sel et d’écume grise.

Sept heures plus tôt, elle était passée chez un tatoueur de Lille ouvert toute la nuit, à quelques rues de l’appartement. L’homme avait été surpris par son étrange requête mais, après tout, beaucoup de monde venait se faire tatouer des phrases parfois incompréhensibles sur une partie du corps. En adepte des scarifications et du body art, il avait été impressionné par les cicatrices sur les jambes d’Abi. Il avait fini par inscrire en tout petit, à l’encre bleue et à l’intérieur de la cuisse droite :

Qui est Josh Heyman ?

Découvrir les démons de JH

Abigaël avait déjà prévenu le tatoueur qu’elle risquait de venir le revoir pour d’autres requêtes de ce genre. Ces marques sur son corps la rassuraient tellement. Elles étaient fiables. Évidemment, Abigaël se dit que, même dans un rêve, ces tatouages et ces brûlures pouvaient exister sur son bras : il suffisait à son cerveau de « copier » la réalité et de la reproduire dans le monde onirique. Mais dans le rêve, elle ne pouvait avoir en mémoire la douleur que représentait chaque brûlure, cette pulsation atroce qui battait au fond de sa tête chaque fois qu’elle revoyait le bout rougeoyant s’écraser sur sa peau.

Elle longea la côte déchiquetée. L’océan crachait, grognait, ses vagues déchiraient la roche dans un brouhaha de tremblement de terre. Au bout d’une route de fin du monde, elle finit par apercevoir l’hôpital psychiatrique Eugène-Debien, perché à flanc de falaise. Une vieille structure qui ne faisait qu’un avec le granit. Mêmes tons gris-noir, même tristesse, arêtes puissantes, angles saillants, comme si le bâtiment avait été tailladé à coups de cisaille géante.

Abigaël se sentit soudain mal. Une frayeur ressurgie du temps de sa jeunesse la contraignit à s’arrêter sur le bas-côté, par prudence. Elle respirait vite, anormalement, et s’attendait à manger la terre d’un instant à l’autre. L’hôpital, droit devant, lui rappelait quelque chose. Elle fouilla dans le tréfonds de sa mémoire et revit, l’espace d’une fraction de seconde, une pancarte « cENTRE DU SOMMEIL ». Des montagnes coiffées de neige, autour… les Alpes ? Était-elle déjà allée dans ce genre d’endroit pour être soignée pour sa narcolepsie ? Combien de temps ? Et à quel âge ?

Les images se volatilisèrent. Abigaël secoua la tête, le souvenir avait été furtif, comme de la fumée dans un coup de vent. Frédéric avait peut-être raison : courir après des fantômes se révélait dangereux.

Elle se gara sur le parking où traînaient une poignée de voitures. Il fallait du courage pour travailler dans ce tombeau coupé de la ville, la psychiatrie avait encore beaucoup de progrès à faire sur ce point. Direction le hall d’accueil, le livre de Josh Heyman sous le bras. À côté de l’hôpital, la Veuve folie pouvait concourir à Miss France. Abigaël se dit que, si les architectes avaient pu construire ce monstre de pierre sur une île au milieu de l’océan et le couper définitivement de la population, ils l’auraient fait.


Michel Simon était un petit homme trapu au faciès simiesque, au crâne chauve et aux oreilles semblables à celles de Gollum dans Le Seigneur des anneaux. À première vue, Abigaël lui donnait largement l’âge de la retraite. Il portait la blouse blanche, ou, plutôt, c’était la blouse qui le portait : il semblait flotter dedans tel un spectre. Ils bavardèrent quelques minutes et la conversation dévia très vite sur Nicolas Gentil.

— En presque trois mois, il n’a jamais eu aucune visite, dit-il. Ses parents sont décédés dans un accident d’avion quand il était enfant. Il avait coupé tout contact avec le reste de sa famille.

— Je sais.

— Malheureusement, j’ai bien peur que vous n’ayez fait la route pour rien. Il ne parlera pas. Nicolas est un solitaire, un vrai. Il n’a pas prononcé un seul mot depuis son arrivée dans nos murs. Ni avec nous ni avec les autres patients. Il s’est réfugié dans le dessin. Il griffonne à longueur de journée avec les poignets serrés. Et plutôt avec talent. Comme quoi, la médication n’est pas forcément un obstacle à la création…

— J’aurais au moins tenté ma chance. Auparavant, j’aimerais savoir ce qui s’est passé, ce fameux soir où on l’a découvert chez lui. On m’a parlé d’une vidéo, que Nicolas Gentil aurait tournée. Je peux la voir ?

— Qui vous a parlé de ce film ?

— Son éditeur.

— Là, ça va être plus compliqué. Je suis tenu par le secret professionnel.

Abigaël poussa une carte de visite encore en stock dans son portefeuille.

— Je suis une consœur, docteur. Le secret professionnel, je sais ce que c’est. Ma fille et mon père sont morts dans un accident de la route alors que Nicolas Gentil travaillait sur son roman. J’ai parcouru plus de huit cents kilomètres pour essayer de comprendre comment il a fait pour utiliser dans son histoire une expression que seule ma fille pouvait prononcer. En l’occurrence, Perlette d’Amour. Avouez que c’est peu commun.

— Je suis sincèrement désolé pour votre fille et votre père, mais ce que vous demandez est impossible. Et puisque nous sommes de la même famille, je pense que vous pouvez aisément comprendre ma position.

— Ce n’est pas tout. L’histoire de Josh Heyman ressemble très fort à l’enquête sur laquelle je travaille en tant qu’experte auprès de la gendarmerie.

L’expression du psychiatre changea.

— Vous voulez dire que vous êtes sur l’affaire des gamins kidnappés ?

— Oui. J’aide les enquêteurs. Trois enfants disparus, docteur, et un libéré, qui portera les séquelles de sa détention jusqu’à la fin de sa vie. Je ne connais pas Nicolas Gentil, je ne l’ai jamais vu, mais je sais qu’il détient une clé que je cherche depuis des mois. Ne me demandez pas laquelle, ni pourquoi, je ne le sais pas moi-même. Mais cette clé peut nous aider à retrouver les autres enfants. Je suis ici, en face de vous, et ce n’est pas pour rien. Je vous en prie, pour une fois, libérez-vous du secret professionnel.

Le psychiatre croisa ses mains devant sa bouche quelques secondes, en pleine réflexion. À bien le regarder, Abigaël songea à un type atteint de la progéria, cette maladie qui pouvait vous donner 70 ans alors que vous n’en aviez que 30. Ses années de psychiatrie, à sonder les déviances de l’esprit humain, avaient dû l’user avant l’âge. Il finit par se lever et tira sa chaise, invitant son interlocutrice à s’y asseoir.

— Je ne vous révélerai rien sur son passé psychiatrique, d’accord ? Cela n’est pas nécessaire à vos… recherches, il me semble.

— Très bien. Mais Gentil a déjà eu des soucis par le passé, c’est ça ?

— Oui, de quoi allumer certains signaux.

— Il décrit avec une précision clinique, dans son livre, la façon dont son personnage principal, cette femme policier, a été violée dans sa jeunesse… C’est à ce genre de choses que vous faites allusion lorsque vous parlez de signaux ?

Le psychiatre serra les lèvres, puis mit le film en route.

— Bon, accrochez-vous, ce que vous allez voir n’est pas une partie de plaisir.

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