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Son stylo venait de la lâcher, là, subitement. Abigaël avait appris à se méfier des coïncidences : ses rêves en raffolaient. Elle regarda la petite pointe de sang sur le bureau, toucha, renifla. L’odeur cuivrée, cette texture, cette couleur… Impossible d’être encore dans un rêve.

Après ces vérifications, à la lueur de sa petite lampe, elle tira un autre stylo du tiroir et poursuivit son récit.


Venons-en au rêve que je viens de faire : je suis debout dans la chambre de ma fille Léa, à côté de son grand lit vide. Les draps sont défaits. Un ventilateur en bois tourne au-dessus de ma tête. Avec la vitesse des pales se dessine une inscription en arc de cercle : « Perlette d’Amour. » C’est le petit surnom que je donnais à Léa, et qu’elle détestait tant.

En face de moi, trois enfants se tiennent par la main au milieu de la pièce et forment une ronde en chantant « Croquemitaine ».

On me dit que ça se passe dans ma tête,

On me dit que je vais perdre la tête,

Mais moi je sais que c’est sous mon lit,

J’ai peur que ce soit ma dernière nuit…

Les trois enfants sont terrorisés, leurs voix tremblent, ils chantent et tournent très vite (pas aussi vite que le ventilateur, mais presque) pour se rassurer. Ils ne font pas attention à moi. Je reconnais Alice, Victor et Arthur, les enfants kidnappés. Arthur porte son maillot de foot de l’équipe de France, le numéro 9. D’ailleurs, cette fois encore, tous les enfants disparus portent les vêtements du jour de leur enlèvement.

Il manque une gamine — la quatrième môme kidnappée aux longs cheveux blonds, comme ma fille, dont on ne connaît toujours pas l’identité et que les équipes de gendarmerie ont prénommée Cendrillon —, et je sais où elle se cache. Je me baisse et la trouve recroquevillée sous le lit. Cette fois encore, elle n’a pas de visage. C’est comme si ses traits étaient comprimés derrière un bas opaque. Elle a un aspect effrayant.

Cendrillon serre contre sa poitrine le petit chat noir en peluche de ma fille. Ce n’est pas la première fois qu’elle vole des objets de Léa (cf. rêves nos 232, 216, 198 et 181, pour les plus récents). Elle est agressive, et comme je connais ses réactions à force d’en rêver, je préfère ne pas la provoquer. Je me relève. La ronde des enfants a disparu, mais leurs voix continuent à chanter les paroles de « Croquemitaine » :

… Toutes les nuits, je vis l’horreur

Toutes les nuits, je me réveille en sueur

Toutes les nuits m’arrachent le cœur

Toutes les nuits, je me réveille, j’ai peur…

Toujours dans le rêve, je sors de la chambre de mon ancienne maison d’Hellemmes et me retrouve alors ici, dans le salon de l’appartement lillois de mon compagnon Frédéric. Je me dirige vers la chaise sur laquelle je suis assise en ce moment même. J’extrais du tiroir le cahier sur lequel je suis en train d’écrire, je l’ouvre et je me mets à noter une succession de lettres. Je me rappelle le début de la séquence, « Puella sine ». Après, impossible de me souvenir.

Alors que j’écris (toujours dans le rêve), je sens une vibration autour de moi, je regarde le lustre qui se balance d’avant en arrière, la lampe qui s’allume et s’éteint, comme s’il y avait des micropannes de courant. Ce sont les signes que LA voiture approche, que l’accident mortel va arriver, et je panique. Dans chaque nouveau cauchemar où la berline noire avec le phare avant gauche défaillant est présente, l’expérience de mes rêves précédents se renforce un peu plus. Je sais donc que, quel que soit l’endroit où je me cache, la voiture de mon père finira toujours par me foncer dessus. Que l’accident et ma mort sont inévitables.

La plupart du temps, quand je suis en proie à une vive émotion, comme une peur intense, je tombe par terre, incapable de bouger (cataplexie). Cela m’arrive aussi dans mes rêves. Mais cette fois, je reste là, debout, et j’attends en tournant sur moi-même rapidement, au milieu de la pièce : je me dis que, d’où qu’il surgisse, mon père va me reconnaître et que, peut-être, il ne cherchera pas à me tuer. Il me racontera alors ce qui s’est réellement passé, la nuit du 6 décembre 2014, il y a environ six mois. La nuit où ma vie s’est brisée.

Mais bouger est de plus en plus difficile, je regarde au sol, mes pieds se changent en racines qui me figent. Des branches poussent de mes bras, je me transforme en arbre. Mes lèvres se fossilisent dans le tronc, me voilà incapable de crier. La berline arrive, droit devant, et fonce sur moi en accélérant. À travers le pare-brise, je vois le grand sourire de mon père.

Rêve terminé. Je me suis réveillée en sursaut, j’avais mal au cœur tant il battait fort et vite. Je ne sais pas combien de temps je suis restée assise dans le lit, sans bouger, pour me dire que tout ceci n’était qu’un rêve.

QUE ÇA N’ÉTAIT PAS RÉEL !

Fred était tourné dans son coin, je ne l’ai pas réveillé. Je me suis levée et suis venue à ce bureau afin de noter ce cauchemar. J’ai ouvert mon cahier jusqu’au rêve précédent, le 296, et tourné la page, m’apprêtant à y inscrire tout ceci.

J’ai bien cru faire un arrêt. Sur cette page censée être vierge était noté de ma main :

« puella sine ore vobis salutem dat »

J’ai reconnu le début de séquence (puella sine) que je venais d’écrire sur ce même cahier dans mon rêve. C’est à ce moment que je me suis piqué le doigt. Je voulais m’assurer que je ne rêvais plus. Le sang a coulé, la séquence de lettres était toujours là, face à moi, bien réelle. Je savais cela impossible, et pourtant… Est-ce que je m’étais levée pendant mon sommeil, dans une espèce d’état second, pour y inscrire ce message ? Une sorte de crise de somnambulisme ?

Cette séquence, je l’ai regardée d’un peu plus près, et j’ai ressenti comme un frisson : elle me disait quelque chose. J’ai alors compté le nombre de lettres. Il y en avait vingt-huit.

Vingt-huit… Un nombre gravé au fer rouge dans ma tête, à cause de l’affaire Freddy. Il y a environ deux mois, les gendarmes ont retrouvé l’un des quatre enfants enlevés (le seul retrouvé à ce jour). Le kidnappeur lui avait tatoué vingt-huit lettres partout sur le corps. On s’est dit que l’homme qu’on traquait voulait nous laisser un message par l’intermédiaire du môme, mais on a eu beau se creuser la tête, on n’a jamais compris la signification de ces lettres. Elles formaient sûrement un code, une phrase, mais laquelle ?

En découvrant donc cette séquence dans mon cahier ce matin, j’ai regardé les photos punaisées au tableau de liège en face de moi. Surtout celles du gamin rescapé prises par le médecin ; j’ai comparé méticuleusement chacune des vingt-huit lettres gravées sur ses bras, ses jambes, son dos, sa nuque avec celles que je venais de noter sur le cahier : elles étaient identiques. Pas dans le même ordre, certes, mais identiques.

J’ai relu la séquence inscrite sur la page de mon carnet. Des mots semblaient se détacher de l’amalgame de lettres : puella, salutem… C’était du latin, langue que j’avais étudiée à l’école.

À l’aide d’Internet, en tronçonnant la séquence au bon endroit, j’ai obtenu une phrase qui m’a retourné l’estomac lorsque je l’ai traduite. Une énigme vieille de deux mois, tatouée sur le corps d’un môme kidnappé, venait de trouver sa solution de la façon la plus étrange qui soit. Par un rêve.

Freddy, ce sinistre kidnappeur qu’on traquait depuis plus d’un an, nous laissait un message des plus curieux. Et j’ai l’impression qu’il faisait référence à la gamine de mes cauchemars.

« Puella sine ore vobis salutem dat »
« La petite fille sans visage vous salue. »
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