24

Abigaël n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Elle revivait sans cesse sa découverte, quelques heures plus tôt, dans les bois du côté de Saint-Amand, juste à côté du lieu de l’accident. Le symbole de l’œil gravé sur l’arbre… Le sac plastique enfoui sous le lit de feuilles… La cataplexie qui la paralyse, le sachet et la pochette qui s’envolent… Et la feuille rattrapée de justesse. Dessus, le petit poème horrible, lui étant visiblement adressé :

Je ne veux pas te faire souffrir,

Mais je vais bientôt mourir.

Je ne te le dis pas souvent,

Je t’aime, ma petite maman.

Peu de temps après sa trouvaille, elle était repassée dans les locaux de Merveille 51, vers minuit. Seul Patrick Lemoine était encore sur place, très surpris de la voir revenir si tard. Elle lui avait tout expliqué : le souvenir d’un Kangoo noir garé à deux ou trois cents mètres du lieu de l’accident sur la D151 et, surtout, la lettre, enfermée dans une pochette et un plastique lui-même enterré à l’endroit exact où on l’avait retrouvée inconsciente juste après le drame, deux mois plus tôt.

Il était désormais 11 heures. Abigaël ne tenait que par les nerfs. Elle faisait les cent pas devant la table de salon où reposaient des écrits — poèmes, lettres — de sa fille, piochés dans le tiroir de sa chambre.

Et le constat tombait : à première vue, l’écriture de Léa était identique à celle de la lettre retrouvée dans le bois.

Abigaël se colla à la fenêtre de la cuisine. Frédéric n’allait pas tarder à arriver, avec du neuf au sujet de cette étrange découverte. Il avait refusé de lui donner des explications au téléphone. Ça voulait dire que c’était important. Que les gendarmes tenaient quelque chose. Qui avait écrit la phrase sur le papier ? L’un des enfants kidnappés ? Freddy en personne ? Mais comment imiter aussi précisément l’écriture de Léa ? Et pourquoi s’adresser à elle ?

Elle avait envie d’une flambée d’alcool au fond de sa gorge, mais il lui fallait rester sobre. À entendre le bruit de ce moteur qu’elle connaissait par cœur, elle se précipita. Un vrai chien de Pavlov qui salive au son de la cloche.

Elle sentit son visiteur très troublé lorsqu’ils se firent la bise. Lui aussi semblait manquer de sommeil. Il désigna le bagage proche de l’entrée.

— Tu pars ?

— Je dois aller récupérer quelques affaires de mon père dans la maison qu’il louait à Étretat. Je vais me mettre en route après ton départ. Une fois le rendez-vous terminé, je dormirai sûrement à l’hôtel. Je reviendrai demain.

Frédéric jeta un regard vers la cuisine. Il savait où trouver la bouteille de vodka : entre les deux éviers. Un jour, il l’avait surprise à en vider le contenu dans la bonde et, un autre, à boire au goulot. Les démons se battaient farouchement en elle.

— Étretat, c’est une longue route, Abigaël. Avec ton traitement et…

— Je sais, Fred, je sais. Mais d’un, je suis sobre. Et de deux, quelques heures de trajet en pleine journée, ce n’est pas la mort. Je ne prendrai pas l’autoroute. Si j’ai envie de dormir, je m’arrête en urgence sur le bas-côté, je fais une sieste et je repars.

— Et en cas de cataplexie ?

— Je gérerai.

— Tu ne peux pas gérer.

Abigaël ne répondit pas. Ils allèrent s’installer dans la cuisine. Frédéric sortit une pochette à élastiques de sous son blouson. À l’intérieur, la feuille avec la phrase manuscrite. Abigaël leur servit deux cafés forts ; il l’aimait serré lui aussi.

— Avant de te parler de cette lettre, il faut que je te touche un mot au sujet de l’épouvantail trouvé hier dans les bois…

Il poussa une photo d’Arthur dans sa direction : celle du môme en tenue de footballeur, un ballon sous le bras. Abigaël avait eu la même accrochée dans son bureau, mais avait tout rangé au fond d’un tiroir, sans pour autant s’en débarrasser, parce qu’elle ne le pouvait pas. Frédéric lui tendit d’autres photos : celles tirées la veille, lors de la découverte de l’épouvantail.

— Les longs cheveux blonds, d’abord. On a retrouvé quelques bulbes qui, après analyse, nous indiquent que ce sont bien les cheveux d’une fille. On a passé l’ADN dans le fichier, ça ne donne rien. On ne sait pas à qui ils appartiennent.

— Toujours pas d’avis de disparition ?

— Rien. Si ces cheveux sont ceux d’une enfant ou d’une ado, des parents auraient dû se manifester depuis longtemps. Jusqu’à présent, Freddy s’en est toujours pris à des familles. Mais peut-être que cette môme vient d’un foyer ? D’une institution quelconque ? Qu’elle est orpheline ?

— D’autant plus que Freddy voulait peut-être déposer son épouvantail la nuit de mon accident. Et dans ce cas, la gamine a disparu depuis deux mois…

— On y a aussi pensé. Lemoine est en contact avec la presse. L’information autour de cette nouvelle découverte se met à circuler. Peut-être que quelqu’un finira par se manifester.

— La presse nous nuit autant qu’elle nous aide. Les parents d’Arthur savent, pour l’épouvantail ?

— Oui… Tu te doutes qu’ils sont au fond du trou.

Elle s’empara de la lettre avec un soupir.

— T’aurais dû commencer par me parler de ce mot. Qu’est-ce que vous avez découvert ?

Frédéric but une gorgée de café avant de répondre.

— T’as encore quelques affaires personnelles dans l’espace des infirmières Merveille 51. Un peu de paperasse, deux, trois photos de ta fille, et quelques petits mots gentils qu’elle t’écrivait de temps en temps, genre : « Je t’aime moi non plus. Ta Perlette d’Amour. »

— Je sais, il y en a aussi dans mon cabinet de consultation, dans les tiroirs de la chambre de Léa. (Elle désigna la table.) Il y en a partout… Je passerai les reprendre… bientôt.

— On a fait une analyse graphologique du texte écrit sur la feuille que tu as rapportée cette nuit. On l’a comparé aux autres écrits de ta fille. Notre experte est formelle : c’est l’écriture de Léa.

Abigaël plaqua ses deux mains devant sa bouche.

— Vous êtes certains que ce n’est pas juste une imitation ?

— Aucun doute possible. C’est Léa qui a couché ces mots sur le papier que tu as rapporté à Patrick.

Abigaël resta sans voix. Elle imagina Léa dans sa chambre, porte fermée, en train d’écrire ces quatre vers sinistres avant de ranger la feuille dans le tiroir.

— On s’est de nouveau rendus sur les lieux de l’accident ce matin, expliqua Frédéric. Il est tombé pas mal de neige fondue, tard, cette nuit. Le terrain est détrempé, impossible de retrouver l’endroit exact où tu aurais creusé…

— « Aurais » ?

— Cette lettre… Tu comprends bien que ce n’est pas possible, Abigaël ?

— Alors quoi ? Tu as bien ces mots, devant toi, avec l’écriture de ma fille !

— Il y a deux possibilités. La première : Freddy serait entré ici, chez toi, pour dérober cette feuille et l’enterrer dans les bois.

Abigaël encaissa. Elle croisa les bras, soudain parcourue par un frisson. Freddy avait déjà pénétré chez Victor, il rôdait toujours dans l’environnement de ses victimes. Mais pourquoi aurait-il pénétré dans sa maison pour voler une feuille de papier dont elle-même ignorait l’existence ? Comment aurait-il pu savoir ?

— Rien de suspect, ces derniers temps ? demanda Frédéric. Pas de marque d’effraction ? De porte retrouvée ouverte ? D’inconnu qui rôde autour de chez toi ?

— Non, non… Il y a bien eu des acheteurs potentiels qui sont venus ces derniers jours avec l’agent immobilier. Mais j’ai toujours été là quand ils ont visité la chambre de Léa. Les poèmes étaient rangés au fond d’un petit tiroir de son bureau. Personne ne pouvait être au courant.

Abigaël se rappelait avoir jeté un œil à ces lettres avant l’ouverture des valises, mais elle n’avait pas tout lu. Cette sinistre missive faisait-elle partie du lot ? Comment avait-elle pu passer à côté ?

— Si c’est Léa qui a vraiment écrit ces mots, si la lettre était dans ses affaires parmi toutes ces feuilles, alors comment elle a pu prédire qu’elle allait bientôt mourir ? Comment elle l’aurait su ? Elle dormait quand l’accident a eu lieu, bon sang ! Je… Je ne comprends pas, Frédéric. Comme pour les ceintures, c’est encore quelque chose qui m’échappe.

— Pas de comportement étrange de Léa les semaines précédant l’accident ?

— On parlait un peu moins, notre relation s’était tendue. Moi qui travaillais trop, elle aux portes de l’adolescence. Tu sais comment sont les jeunes à 13, 14 ans. En pleine crise d’identité. On a eu quelques coups de gueule, mais rien de très grave. On en avait vu d’autres, toutes les deux.

— Elle avait changé ? Elle te paraissait différente ?

— Non, enfin, je veux dire, elle était comme une pré-ado normale. Mais je crois qu’elle avait le béguin pour quelqu’un. Ça se voyait. Plus secrète, plus coquine. Peut-être un copain de sa classe. Mais dès que j’essayais de lui en parler, elle se refermait et me disait que c’étaient pas mes oignons. Je n’ai pas insisté. Léa était pleine de vie, j’étais heureuse de la voir comme ça.

Abigaël ne comprenait pas : pourquoi sa fille avait-elle écrit des mots pareils ? « Je ne veux pas te faire souffrir, mais je vais bientôt mourir… » Des airs de message d’adieu. Une sinistre prémonition.

— Je ne peux pas croire que Freddy soit entré ici pour voler cette lettre. Ça n’a aucun sens.

— Justement, nous non plus, on n’y croit pas, à vrai dire, répliqua Frédéric. Tu nous connais, on envisage toujours tous les scénarios possibles. On a bien réfléchi à cette histoire d’objets disparus de la valise de Léa dont tu nous as parlé : le chat noir et le pantalon à carreaux. On a beau retourner la question dans tous les sens, on a vraiment du mal à saisir pourquoi il les aurait pris dans la valise de Léa et aurait tout remis en place comme si de rien n’était. Quand on y pense précisément, il aurait pris la clé dans la poche de… de son cadavre éjecté, serait retourné vers le coffre, aurait ouvert, volé ces objets, aurait refermé, puis serait allé remettre la clé dans la poche.

— C’est pourtant la seule possibilité. Freddy s’est retrouvé confronté à une situation exceptionnelle, inattendue, où l’excitation est rapidement montée en lui. Un processus psychique correspondant à un schéma précis s’est enclenché dans sa tête, et il a agi en conséquence. Il était comme un peintre observant son œuvre en cours de création.

— On a une autre hypothèse et ça m’ennuie vraiment de te dire ça mais, imagine, je dis bien imagine que Léa n’ait jamais mis sa peluche dans sa valise, le soir de votre départ. Ni même son pantalon à carreaux. Ça expliquerait le coup incompréhensible de la clé de la valise : Freddy n’aurait tout simplement pas fouillé dans les bagages. Je crois vraiment que, quand il y a eu l’accident, il a eu peur et qu’il a fui. C’est tellement plus logique.

— Logique ? Je sais ce que j’ai vu le soir du départ. Et je sais aussi que Freddy était capable de rester et d’apprécier le « spectacle ».

— T’étais peut-être fatiguée ? Tu as cru et…

— Suis-moi.

Abigaël marcha vers la chambre de sa fille et lui mit un cadre avec une photo dans les mains.

— Qu’est-ce que tu vois là-dessus ?

— Léa… et son pantalon à carreaux rouges et blancs.

Abigaël montra le tas de linge étalé sur le lit. Puis ouvrit les portes du dressing et décrocha les pantalons pliés, qu’elle jeta vers Fred. Il les attrapa les uns après les autres pour éviter qu’ils ne finissent sur la moquette.

— Si j’ai vraiment inventé, alors il est où, ce pantalon ? Léa l’avait mis dans sa valise, ce soir-là. Elle avait pris son pantalon et son chat en peluche… J’en suis certaine.

Frédéric se leva.

— Tu permets que je jette un œil ?

Abigaël alla s’asseoir sur le lit. Frédéric regarda dans les tiroirs, puis s’intéressa aux vestes et manteaux encore suspendus. Il les écarta les uns des autres. Rien. Il les ôta de leur cintre, menant une fouille méticuleuse.

Lorsque Frédéric se retourna, il tenait le pantalon à carreaux de Léa entre les mains.

— Il était sous un blouson.

— J’étais pourtant certaine de…

— Il est fort probable que le chat noir soit lui aussi quelque part, dans la maison.

— J’ai cherché partout, Frédéric, je te jure. Il n’est pas là.

— Parfois, on ne voit pas les choses qui sont devant notre nez, c’est toi qui nous répètes ça à longueur de journée. Ton cerveau a peut-être fait un blocage qui t’empêche de voir.

Abigaël devait bien admettre l’évidence : son esprit l’avait trompée pour le pantalon. Pareil pour le chat ?

— Donne-moi l’autre possibilité.

— C’est délicat, mais… je dois t’en parler. Elle serait liée aux mauvais mélanges que tu fais : les antidépresseurs, l’alcool, le Propydol… Excuse-moi, Abigaël, je ne veux surtout pas te juger mais…

— Viens-en au fait.

— Freddy n’est jamais venu ici. Tu as trouvé cette lettre étrange en parcourant les affaires de ta fille, et ça a créé chez toi un vrai choc émotionnel. Je ne doute pas que tu sois allée sur les lieux de l’accident, hier soir. Je me mets à ta place, ça devait être terrible. Tu vois le symbole, tu lui donnes une interprétation. Tu te mets à creuser. Et c’est là que tu penses avoir trouvé cette lettre, alors qu’en fait tu l’avais déjà en ta possession.

Abigaël le fixa sans ciller.

— Donc vous pensez que j’ai tout inventé. Comme pour les ceintures de sécurité.

— Tu as juste fait correspondre deux choses indépendantes : la lettre d’un côté, le symbole de l’autre. Ton cerveau a naturellement fait le lien et créé une espèce de faux souvenir. Ou alors, c’est peut-être un rêve ? Une sorte de vision que tu as eue ? Tu as d’ailleurs raconté être tombée en cataplexie et…

— La cataplexie est arrivée après, et elle ne me provoque pas de « visions ». Je suis parfaitement consciente lors de ces paralysies. Bref, vous ne me croyez pas, à ce que je vois. Et de ce fait, je suppose que vous n’avez lancé aucune recherche pour le Kangoo noir que j’ai vu sur le bas-côté le soir de l’accident ?

L’abominable silence de Frédéric fut une réponse claire.

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