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Chaque fois qu’il arrivait sur une scène de crime ou qu’il assistait à une autopsie, le capitaine de gendarmerie Patrick Lemoine ôtait son alliance et la rangeait au fond de la poche de son pantalon. Il ne parlait jamais de ses affaires criminelles à sa femme, encore moins à ses deux adolescents, et trouvait sans doute dans ce geste un moyen supplémentaire d’éloigner sa famille des horreurs que lui imposait son métier.

En ce début de soirée de février 2015, il faisait partie des premiers arrivés dans la forêt. Les arbres étaient dépouillés, noirs, brûlés par le froid, jetés là comme une armée de squelettes venus d’outre-tombe. Le sol craquait sous ses pas. Une couche de givre cristallisait l’ensemble et figeait toute tentative de vie. Patrick aimait la nature mais, depuis qu’il travaillait sur l’affaire Freddy, il détestait les forêts.

Le directeur d’enquête s’était déplacé avec son directeur des opérations, Arnaud Nowicki, un quarantenaire d’origine polonaise, ainsi que deux gendarmes de son groupe. Frédéric Mandrieux, quant à lui, ne tarderait pas. Les équipes de la brigade locale discutaient plus loin avec les promeneurs qui les avaient prévenus. De puissants halogènes éclaboussaient d’une lumière crayeuse les environs. Les gars de la Scientifique étaient en train de disposer des bandes jaune et noir « GENDARMERIE NATIONALE » autour des lieux du « crime », si l’on pouvait parler de crime.

Face à la dizaine d’hommes sur place, se dévoilait une scène particulièrement sordide. Pas de cadavre, mais des vêtements de garçon bourrés de paille, pour leur donner du volume, et cloués contre un large tronc afin de former un épouvantail. Il s’agissait cette fois d’un tee-shirt bleu et blanc de l’équipe de France de foot, affublé du numéro 9 « Olivier Giroud », d’un pantalon de jogging noir et d’une paire de baskets en 33. Des gouttes de sang barbouillaient le maillot, comme projetées d’un mouvement brusque. Le vêtement était laminé d’entailles, la plupart au niveau de la poitrine. Un sac de toile bourré lui aussi de paille et cloué au niveau des extrémités faisait office de tête. Des yeux en forme d’étoiles, une bouche avec des dents acérées et un nez crochu avaient été dessinés au marqueur noir.

Cette tête démoniaque était coiffée d’une chevelure. Vraisemblablement humaine. Pas un scalp, mais les enquêteurs estimaient que Freddy utilisait une tondeuse pour raser le crâne de ses petites victimes. Cette fois-ci, les mèches de cheveux, collées sur la toile, étaient blondes et raides. Leur longueur laissait présager l’appartenance à une fille.

Vêtements de garçon, cheveux de fille.

Patrick Lemoine et ses hommes découvraient cette fresque d’horreur pour la troisième fois en un peu plus d’un an. Il se rappela la première découverte, qui remontait à juin 2014, soit huit mois plus tôt : forêt de Raismes. On avait retrouvé les vêtements d’une fille — une robe tachée de sang, un tee-shirt traversé de coups de lame, des souliers, des chaussettes — disparue trois mois auparavant. Elle s’appelait Alice. Son sang imprégnait les habits, mais des cheveux étrangers coiffaient une tête faite avec un sac de toile. On découvrirait plus tard que ces cheveux appartenaient à Victor, 13 ans, porté disparu la veille de la sinistre découverte.

Alice, Victor et Arthur…

Trois prénoms qui tournaient en boucle dans la tête de Patrick, de jour comme de nuit. Des mômes, bordel ! Comment rentrer chez soi en laissant leur histoire sur le pas de la porte ou au fond d’une poche ? Comment regarder ses propres enfants sans penser à eux ? Malgré tous ses efforts, sa relation avec sa femme s’envenimait, par manque de communication, parce qu’il gardait tout pour lui, parce qu’un cadavre mutilé ou une victime violée, ça ne se partage pas avec la famille au moment du repas dominical. Tu me passes le poulet ? Au fait, on a retrouvé une femme tuée à coups de hache ce matin dans sa maison. Ses propres ténèbres le rongeaient de l’intérieur.

— Va pas falloir traîner, fit-il en regardant le ciel noir et en sentant le vent forcir. On va encore avoir droit à cette saleté de neige fondue qui va tous nous transformer en glaçons. Y en a ras le bol de ce temps de merde.

Sous ses ordres, le directeur des opérations passa tous les coups de fil nécessaires pour déployer des hommes et des moyens techniques dans les heures à venir. Aux premières lueurs du jour, le lendemain, la forêt, les étangs, les fossés allaient être ratissés, à la recherche d’un corps. Jusqu’à présent, il n’y avait jamais eu de cadavre, mais Patrick Lemoine ne voulait rien négliger. Vu la pression sur ses épaules et l’envergure nationale de l’affaire, il ne pouvait rien négliger.

Il entendit le bruit d’une voiture. À une centaine de mètres, le long d’un chemin forestier qu’on devinait à peine à travers les arbres, il aperçut Frédéric, le petit gars de Wormhout. Patrick aimait son calme et sa discrétion. Mandrieux n’était pas le genre à la ramener en permanence. Pas non plus le génie qu’on trouve dans les séries télé, mais il faisait le job, vite et bien, voilà tout.

— Une nouvelle disparition a été signalée ? demanda Frédéric en jetant un regard à la scène macabre.

— Rien n’est encore remonté jusqu’à nous. Mais il est fort probable que ce genre de mauvaise nouvelle tombe bientôt.

Frédéric s’approcha jusqu’aux bandes jaune et noir délimitant la scène et observa l’épouvantail. Les vêtements, le sac en toile, les longs cheveux anonymes et blonds qui le coiffaient… On aurait dit l’œuvre d’un dément.

— Ce sont apparemment des cheveux de fille, nota-t-il. Ça veut dire que Freddy la tient déjà et que, si tout ça se confirme, on en sera à quatre disparitions.

— Il a atteint son quota.

Frédéric avait en tête, mot pour mot, le message reçu par la brigade quelques jours après la première disparition : « Il y en aura trois autres. Pas un de plus, pas un de moins. » Il se rappelait parfaitement les propos de ses coéquipiers, leur colère à l’époque, et leur certitude à tous — lui y compris — de coincer Freddy avant qu’il recommence. La fougue du débutant qui croit qu’il va changer le monde. Une belle désillusion.

Il observa avec attention les têtes des clous qui servaient à maintenir l’ensemble. Des clous de 110, neufs et standard, sans doute les mêmes que ceux des épouvantails précédents. Il en était à un point tel qu’il pouvait donner le prix du paquet de cent et énumérer tous les magasins de la région où l’on vendait ce genre de quincaillerie.

Il se tourna vers la route.

— C’est la D151. Ça ne te dit rien ?

Lemoine haussa les épaules. Frédéric pointa le doigt vers un virage.

— Ça devrait. L’accident qui a tué le père d’Abigaël et sa fille a eu lieu à même pas cent mètres dans le virage que tu aperçois là-bas.

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