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Trois heures plus tard, Abigaël était assise sur l’un des lits de la Veuve folie, le regard ailleurs, les mains ballantes entre ses jambes écartées. Elle se sentait nue comme un nouveau-né, blessée, épuisée par ces journées dont chacune était pire que la précédente.

Sa fille Léa avait été approchée, visée, choisie par Freddy. Il l’avait traquée sur la Toile, retrouvée, s’était glissé parmi ses amis avec la photo d’un adolescent au physique parfait. Comment ne pas craquer quand on a 13 ans, qu’on vous flatte, qu’on vous promet monts et merveilles ?

Il fallait admettre l’évidence : Léa avait fait partie du plan du kidnappeur depuis le début. Que se serait-il passé sans l’accident de voiture ? Léa serait-elle, en ce moment même, entre les mains du monstre qui avait transformé Victor en zombie ?

Cette pensée lui était si insupportable qu’elle avait relégué en arrière-plan la découverte des coordonnées GPS laissées par son père. Il fallait d’abord en savoir davantage sur ce compte Facebook et le contenu de l’ordinateur de Gentil.

Le bruit d’une porte résonna et la fit sursauter. La Veuve folie aimait jouer avec les peurs. Abigaël avait l’impression que chaque son était amplifié et qu’il venait lui frapper le cerveau avec une violence inouïe. Un atroce mal de crâne.

Frédéric et Patrick Lemoine entrèrent dans la chambre. Les deux hommes sentaient la cigarette, cette odeur infecte, âcre, qui imprégnait jusqu’à la laine de leurs vêtements. Son compagnon lui tendit un gobelet de thé et un Dafalgan. Elle avala le comprimé.

— On a parcouru le compte Facebook de Léa avant de faire partir l’ordinateur dans le service de cybercriminalité, fit Frédéric en s’asseyant à ses côtés. Ils vont tout décortiquer là-bas.

— Je vais me débrouiller avec le juge sur la façon dont il est arrivé entre nos mains. On devrait retomber sur nos pattes sans faire trop de vagues, ajouta Lemoine.

Abigaël but un peu de thé. Sa gorge était râpeuse.

— Que révèle le compte de ma fille ?

— Mathieu Peixoto a créé son profil début septembre 2014, et il est entré la première fois en contact avec Léa fin septembre, le mois de l’enlèvement d’Arthur. Il retenait donc les trois enfants à ce moment-là. Vu les circonstances, il est quasi certain que Léa aurait dû être la quatrième et dernière enfant kidnappée.

Frédéric sentait qu’Abigaël pouvait chanceler à tout moment. Le thé brûlant était une mauvaise idée. Il lui prit le gobelet des mains et le posa sur une petite table de nuit.

— Il a procédé de la même façon qu’avec Alice, expliqua-t-il en parlant le plus calmement possible. Belle photo d’un adolescent charmeur et jovial qui, dans le cas de Léa, prétendait vivre à Paris avec un père médecin et une mère dentiste. Léa l’a accepté en tant qu’ami et, dès lors, il est entré dans sa vie comme un virus. Ta fille ne pouvait rien déceler. Freddy a utilisé la même batterie de photos de l’enfant que pour Alice, ce qui lui a permis d’alimenter son profil et de faire illusion. Ces photos viennent probablement d’une quelconque banque d’images.

Patrick Lemoine s’appuya contre le mur, les mains dans le dos.

— Sa méthode est rodée, c’est celle du prédateur prêt à tout pour s’approprier sa proie. Léa s’est ouverte à lui, petit à petit, par des messages privés de plus en plus explicites…

— Le même genre de messages qu’Alice a écrits à Freddy ? demanda-t-elle en se tenant la tête. Elle… Elle en tombait amoureuse ?

— Il semblerait que oui.

Abigaël chutait dans un trou toujours plus profond. Pourquoi n’avait-elle pas creusé davantage autour de Léa qui était devenue de plus en plus secrète et amoureuse ? Comment avait-elle fait pour ne pas comprendre que Freddy, ce parasite, avait infiltré son foyer et lentement répandu son poison dans le sang de son sang ?

— Et… Léa lui a envoyé des photos par messages privés ?

Lemoine acquiesça.

— Exactement comme pour Alice… Photos d’elle, de ta maison, et même de toi. Freddy connaissait votre lieu d’habitation, il savait exactement à quelle heure et quel jour Léa se rendait à son club de tennis, et à quel moment, toi, tu rentrais du travail. Il existe une conversation où, peu à peu, il amène Léa à révéler que ta maison n’est pas protégée par un système d’alarme. Quatre jours avant l’accident. Il s’agissait d’ailleurs de leur dernier échange sur Facebook. Freddy s’apprêtait à passer à l’acte.

Frédéric prit le relais :

— Il préparait le terrain, il s’apprêtait à frapper ces jours-là, ce qui était cohérent avec le délai de trois mois entre les enlèvements. Quand Léa est morte, il a dû être complètement déstabilisé. Il s’est rabattu sur Cendrillon, sans doute une gamine qui lui ressemble, vu qu’on a retrouvé de longs cheveux blonds comme ceux de ta fille sur l’épouvantail. Ça explique sans doute pourquoi il lui a fallu deux mois supplémentaires avant d’agir de nouveau. La nouvelle victime devait avoir des caractéristiques qui se rapprochaient de celles de Léa. D’une façon ou d’une autre, quelque chose relie ta fille aux autres enfants.

— Quoi ? répliqua Abigaël en les regardant tous les deux. Qu’est-ce qui pourrait la rapprocher des autres ? Il n’y a aucun lien !

Patrick se décolla du mur.

— Il semblerait pourtant que si. Pourquoi Victor a-t-il hurlé en te voyant ? Pourquoi a-t-il récité ces phrases incompréhensibles à l’hôpital te concernant ? Et le chat suspendu dans la maison hantée ? Si l’on admet que c’est Freddy qui a accroché la peluche, pourquoi il a fait ça ? Tu as dressé les profils des enfants kidnappés, tu connais le parcours de chaque parent. Il y a forcément un point commun. Avec toi, avec Léa, avec les autres familles.

À cause de la barre sous son crâne, Abigaël n’arrivait plus à réfléchir. Tous ces mots, ces données se télescopaient pour former un grand feu d’artifice intérieur.

— Autre chose, reprit Lemoine. Quand ton père a emprunté la D151 cette nuit-là vers 3 h 40, tu as raconté que le Kangoo était déjà garé sur le bas-côté. On a toujours supposé que Freddy était en train d’installer son épouvantail, que l’accident l’avait interrompu dans son travail. Or, Freddy fabrique toujours son épouvantail après l’enlèvement. Léa était la quatrième sur la liste, il avait prévu de l’enlever à cette période-là, mais il n’était pas encore passé à l’acte. En conséquence, il ne pouvait pas être en train de fabriquer un épouvantail la nuit du 6, comme on l’a toujours cru. Il repérait simplement les lieux. Il regardait où il allait clouer son futur chef-d’œuvre.

Il se mit à aller et venir, comme un professeur Tournesol se parlant à lui-même.

— D’abord le repérage, ensuite l’enlèvement de Léa, puis la construction de l’épouvantail quelques jours plus tard. Tout ça, c’est logique. Ce qui reste un gros point d’interrogation, c’est par qui il a remplacé Léa. Sur quelle jeune fille s’est-il rabattu et pourquoi les parents, les oncles, les tantes de cette victime anonyme ne se sont jamais manifestés ? Qui est Cendrillon ?

Abigaël n’avait plus de force pour grand-chose, mais elle trouva les ressources pour parler d’une voix assurée et ne pas trembler :

— Je veux revenir sur l’affaire.

Lemoine paraissait ennuyé. Il sortit une cigarette d’un paquet et la manipula comme si c’était un bâton de majorette.

— Écoute, Abigaël, ça ne dépend pas que de moi et…

— Ne raconte pas de conneries.

Le capitaine de gendarmerie secoua la tête. Il échangea un rapide regard avec Frédéric, qu’Abigaël capta.

— Quoi ?

Lemoine s’éclaircit la voix.

— Frédéric m’a parlé de tes brûlures de cigarette…

Abigaël se sentit trahie. Frédéric voulut ouvrir la bouche, mais elle lui coupa net la parole.

— Qui est allé à la rencontre de Nicolas Gentil ? Qui a rapporté l’ordinateur d’un pédophile lié à notre affaire dans vos services ? Léa aurait dû être entre les mains de ce salopard, Patrick, tu piges ça ? Ma propre fille ! Je veux le coincer et comprendre pourquoi il fait une chose pareille.

Lemoine réfléchit, pesa le pour et le contre.

— Écoute, l’ordinateur de Gentil est entre de bonnes mains. Si nous découvrons des éléments qui ont un rapport quelconque avec ta fille ou avec notre affaire, tu en seras informée illico, promis. Mais pour le moment, rentre te reposer un peu. Tes yeux sont aussi rouges que ceux d’un lapin albinos.

— Me reposer, oui…

Abigaël sortit sans les saluer. Frédéric la rattrapa à l’extérieur et marcha à ses côtés, les mains dans les poches.

— J’y peux rien, Abi. On buvait un coup avec Patrick, l’autre soir, et j’ai eu besoin d’en parler.

— Et qu’est-ce que tu lui racontes d’autre ? La fréquence de nos rapports sexuels ?

— Abi…

— Tu n’avais pas à en parler.

Abigaël ne ralentissait pas, bornée comme un taureau. Il lui bloqua le passage, les deux mains en l’air.

— OK, j’ai fait une connerie. Une vraie, bonne, grosse connerie. Mais ça ne t’arrive jamais d’en faire, toi ?

Abigaël s’arrêta. Elle poussa un long soupir.

— J’en ai fait tellement depuis qu’on est ensemble que tu pourrais grimper l’Éverest en les empilant les unes sur les autres.

Elle ne put réprimer un fou rire, qui éclata dans sa gorge.

— Voilà que je ris, maintenant. Je suis à cran, j’ai mal à la tête, je viens d’apprendre que Freddy avait décidé de s’en prendre à Léa, et je ris.

Frédéric la serra contre lui.

— Ris, ris tant que tu veux. Ça fait du bien.

Puis, elle passa aux larmes. Frédéric ignorait sur quel pied danser.

— Si c’est vraiment ce que tu veux, je vais convaincre Patrick de te réintégrer, tu peux compter sur moi.

Ils se remirent en route et arrivèrent sur le parking de l’ancien hôpital.

— Je te raccompagne à l’appartement, fit Frédéric. Ce ne serait pas prudent que…

— Ça va aller. Je serais déjà tombée depuis longtemps si j’avais dû faire une cataplexie aujourd’hui.

Ils s’embrassèrent. Abigaël finit par démarrer avec un but bien défini en tête. Une demi-heure plus tard, elle se gara dans une petite rue et entra dans la boutique de son tatoueur. Il la reconnut au premier coup d’œil et lui adressa un sourire.

— Quelle bizarrerie allez-vous encore me demander, cette fois ?

Abigaël sortit de là avec une nouvelle inscription. Quatre phrases ornaient désormais l’intérieur de sa cuisse.

Qui est Josh Heyman ?

Découvrir les démons de JH

JH connaît intimement Léa et Arthur. Comment ?

Léa aurait dû être la 4

Ces tatouages l’enfonçaient vers les abysses, mais ils étaient le gage que ce parcours vers la vérité existait bel et bien. Grâce à eux, Abigaël était certaine d’avoir vécu chacun de ces moments dans le monde réel.

De retour à l’appartement, elle s’allongea sur le lit. On était le 21 juin, et elle n’avait plus qu’une idée en tête : retourner s’installer au volant de sa voiture, brancher son GPS et saisir les coordonnées décryptées dans le mystérieux message de son père. Un autre pan de la vérité l’attendait sans doute.

Mais auparavant, elle bâilla et finit par s’endormir.

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