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Flou… Focalisation… La surface des murs ondoyante, puis lisse… Un homme de dos, agenouillé devant l’ordinateur, dans une position de prière… Posé à ses côtés, sur les journaux, un grand couteau de cuisine ensanglanté.

Abigaël ressentait une douleur lancinante à la tête, aux épaules. Partout. Elle avait été transportée dans un coin, placée en position assise, ses mains et ses pieds attachés avec du fil électrique poussiéreux. L’homme avait serré si fort que le câble lui tailladait les chairs. Dans sa bouche, un chiffon à l’odeur de gasoil, qui lui permettait à peine de respirer. Nausées, estomac noué. Plusieurs tours de ruban adhésif lui écrasaient les joues et la bouche. Elle baissa la tête, scruta son ventre, ses jambes, ses bras. D’où venait le sang sur le couteau ? Où l’homme l’avait-il frappée ? Des images terribles lui vinrent en tête : on l’avait anesthésiée, on lui avait volé un organe puis recousue. Elle voulut déglutir et se mit à tousser.

L’individu avait le dos arrondi, des épaules tombantes, les cheveux courts. Une veste verte chiffonnée sur les épaules. Une physionomie qui disait quelque chose à Abigaël. Cette silhouette, elle l’avait déjà croisée.

Quand l’homme tourna la tête dans sa direction, elle sentit une boule d’effroi exploser dans son ventre. Elle le connaissait, elle lui avait rendu visite voilà quelques jours à peine.

Cet homme qui pleurait son fils. Le père d’Arthur.

Ses yeux étaient baignés de larmes. Chemise ouverte, débraillée, trempée de sel et de sueur. Devant lui, sur l’écran de l’ordinateur, seul Freddy profitait du spectacle : Arthur avait disparu de la pièce.

— Il voulait que ce soit comme ça, murmura Benjamin Willemez. Il voulait que ce soit ici, avec les journaux, et moi au milieu. Il voulait qu’on…

Son visage était d’un blanc cadavérique, et ses globes oculaires injectés de sang. Il se redressa avec difficulté et se tourna vers Abigaël, les bras écartés, les paumes orientées vers l’avant. Deux entailles traversaient ses poignets, deux grands sourires profonds aux lèvres cerise.

Il se vidait de son sang.

— … qu’on me retrouve mort au milieu de tous ces articles. C’était la seule possibilité.

Son téléphone portable sonna de nouveau. Benjamin tressaillit et fixa l’engin, s’essuyant le front avec son avant-bras imbibé d’hémoglobine.

— C’est ma femme… Oh, mon Dieu !

— Tu la fermes ! cria Freddy de l’autre côté de l’écran. Et regarde-moi !

Le père d’Arthur porta ses mains ouvertes à son visage, le sang éclaboussa sa chemise. Il fixait toujours Abigaël.

— Vous lui direz que, quoi qu’il ait pu se passer, quoi qu’elle pense, je l’aimais. Que…

La voix de Freddy, encore, qui ordonnait et menaçait. Benjamin se mit à trembler et se tourna vers lui. Les ordres de Freddy, toujours :

— À genoux.

L’homme obéit, hypnotisé par l’écran. Le sang coulait sur son pantalon, jusqu’à former une petite flaque à ses pieds. Abigaël tenta de se défaire de ses entraves, en vain. Elle suppliait à travers son bâillon. Le père d’Arthur allait mourir devant elle.

Mais Benjamin n’entendait plus rien, sa tête dodelinait, la vie le quittait. Il peina à tendre une main vers l’écran.

— Je suis tellement désolé d’avoir attendu si longtemps, murmura-t-il.

Il vacilla, bascula sur la gauche, s’effondra. Dans un ultime effort, il se mit en position fœtale. Son corps fut pris d’un soubresaut, puis plus rien. Abigaël fixa l’écran, cet homme monstrueux qui, à son tour, la dévisageait, caché derrière son masque. Cette gueule démente de bête sauvage. Cette mâchoire entrouverte, aux canines acérées. Le démon voleur de sommeil.

— Ton tour, bientôt, fit Freddy d’une voix grave.

Puis il se leva et disparut du champ. Quelques secondes plus tard, l’écran devint noir, tandis que le sang de Benjamin Willemez était peu à peu absorbé par les feuilles de journaux, avec ce feulement presque imperceptible du papier qui boit.

Et, tandis qu’elle entendait d’autres moteurs de voiture, que des portières claquaient et que des bottes militaires écrasaient le verre brisé en se précipitant dans l’internat, Abigaël regarda les yeux morts du père d’Arthur, sûre d’une chose : il ne s’était pas suicidé.

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