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Ils avaient fait le trajet en moins d’une heure. Frédéric avait conduit sans quitter la route des yeux. Abigaël le sentait tracassé, pas dans son assiette. Peut-être parce que, comme elle, il n’avait rien vu venir et était passé à côté des motivations profondes de Freddy. Toute cette énergie pour rien…

Depuis un moment, Abigaël fouillait dans les recoins de sa tête. Quelque chose en rapport avec le sommeil… Une souffrance de jeunesse… Un enfant différent des autres… Alors qu’ils descendaient de voiture, elle demanda à son compagnon :

— Est-ce que mon père t’avait parlé d’un centre du sommeil au milieu des montagnes ? Un endroit où je serais allée pour me faire soigner dans ma jeunesse ? Sans doute avant l’âge de 13 ans ?

— Jamais. Tu as le souvenir de ce genre d’établissement ?

— Non, mais une image m’est revenue l’autre fois, en allant à l’hôpital psychiatrique où est enfermé Gentil. Le curieux sentiment de connaître un lieu entouré de neige et qui serait un centre du sommeil. Je l’ai déjà vu dans mes cauchemars, je l’ai déjà matérialisé dans les montages photo qu’on m’a volés, j’en suis sûre.

— Où tu serais allée ? Tu y aurais croisé Freddy ?

— Je te l’ai dit, je n’en sais rien.

— C’est bien que tu m’en parles, j’essaierai de creuser cette piste. Si tu es passée par ce genre d’endroit, il doit y avoir des traces quelque part.

Ils entrèrent dans un immeuble. L’appartement de Béatrice Caudial se situait au deuxième étage, à proximité du port de plaisance de Dunkerque. Frédéric s’était assuré par téléphone que la mère de Victor pouvait les recevoir. Elle les accueillit dans un salon modeste, très peu décoré, non pas par manque de goût mais probablement d’envie. Même si les gendarmes prenaient souvent des nouvelles du jeune rescapé, Abigaël demanda comment il allait.

— Sur les conseils de la psychologue, je l’ai inscrit à des cours de musique. Il y passe deux heures, trois fois par semaine, répondit la mère. Il adore ça. Il a jeté son dévolu sur la contrebasse, j’ignore pourquoi, mais il ne vit plus que pour cet instrument. Il se sent bien là-bas. Il y est lui-même.

Elle regarda l’heure.

— Je vous avais prévenu que, d’ici trois quarts d’heure, je vais devoir aller le chercher. Je ne le laisse plus jamais seul dans la rue.

— Ne vous inquiétez pas, répliqua Frédéric. Nous sommes venus vous voir pour un point bien précis. Réfléchissez, et dites-nous si le nom de Nicolas Gentil vous dit quelque chose.

Béatrice était assise au bord de son fauteuil, penchée vers l’avant. Abigaël observait chaque changement d’expression, chaque geste. La mère de Victor leva les yeux vers la gauche, faisant appel à ses souvenirs, puis secoua la tête.

— Non, rien du tout.

Abigaël avait affiché une photo de Josh Heyman/Nicolas Gentil sur son téléphone, qu’elle tendit à son interlocutrice. Cette dernière fronça les sourcils, réfléchit longuement.

— Maintenant que vous me le montrez, j’ai l’impression de… de l’avoir déjà vu. Un vague souvenir. Qui est-ce ? C’est lui qui a enlevé les enfants ?

— Non, ce n’est pas lui. Mais on a toutes les raisons de penser que vous avez croisé Nicolas Gentil lors de l’été 2002, celui où vous êtes tombée enceinte de Victor…

Béatrice fixa de nouveau la photo. Elle prit son temps avant de répondre.

— Oui, oui, je me rappelle, maintenant. J’ai été monitrice de colonie trois semaines à Caylus. C’était dans le Tarn-et-Garonne, je crois. Il faisait partie de l’équipe des cuistots. Bon Dieu, oui, c’est bien lui. On…

Elle mit une main devant sa bouche, comme si elle avait une révelation.

— Vous pensez qu’il pourrait être le père de Victor ?

Abigaël récupéra son téléphone.

— Et vous ?

Béatrice joignit ses mains puis les coinça entre ses jambes. Elle était nerveuse et avait le regard fuyant. Abigaël ajouta :

— Quand on est venus vous voir après l’enlèvement de Victor, quand on a demandé qui était le père, vous nous aviez confié avoir eu des relations avec plusieurs hommes cet été-là, et ne plus savoir. Vous avez connu des hommes durant la colonie, et en dehors, peut-être. Et Nicolas Gentil était de ceux-là.

— Oui, j’ai eu plusieurs relations, la plupart très courtes. Je sortais beaucoup, c’était les vacances. Et puis, je vous l’ai expliqué, je… j’aimais coucher avec des garçons, sans forcément faire très attention. Mais il n’y a eu que lui pendant la colonie. On est restés ensemble quelques jours. Une petite semaine, je dirais.

— Les autres étaient au courant ? Les autres moniteurs, le personnel, les enfants ? demanda Frédéric.

— Les enfants n’avaient que 5 ans. Mais oui, tout le monde savait, bien sûr. Vous imaginez bien comment ça se passe, dans les colonies…

Frédéric se recula sur son siège, une main au menton.

— Parlez-nous de Nicolas Gentil.

Béatrice secoua la tête.

— Je ne sais plus. Je ne le connais pas, je ne l’ai jamais revu.

— Écoutez, madame Caudial. Des éléments d’enquête nous portent à penser très fortement que le kidnappeur de Victor savait que Nicolas était son père. L’enlèvement était destiné à l’atteindre, lui. À lui faire mal, à le détruire moralement et physiquement. À chaque enlèvement, nous croyons que ce sont les parents, en tout cas l’un des deux, qui est visé, parce qu’il a croisé, à un moment donné, le kidnappeur, et qu’il lui a fait mal.

Béatrice Caudial eut les larmes aux yeux.

— Mon Dieu !

— Celui qui a retenu votre fils dix mois était forcément au courant de votre relation avec Nicolas Gentil. Il devait être présent à la colonie de vacances. Il a dû se passer quelque chose là-bas. Quelque chose de grave. Essayez de vous rappeler… Les autres moniteurs, le personnel. Rien ne vous avait marquée ?

Elle secoua la tête.

— Tout est beaucoup trop loin. Je suis désolée.

— Vous avez parlé d’une relation de moins d’une semaine, dit Abigaël. Qui a rompu ? Lui ou vous ?

La question déstabilisa Béatrice quelques instants.

— Euh… C’est moi… C’est moi qui ai tout arrêté.

— Pourquoi ?

— Nicolas Gentil me mettait mal à l’aise… Il devait avoir 20 ou 21 ans, et il était très costaud pour son âge… Une vraie force de la nature. Personne dans l’équipe n’osait lui chercher des noises… C’était la façon dont il regardait les enfants qui me dérangeait…

Abigaël et Frédéric échangèrent un rapide regard, ils pensaient aux images pédopornographiques sur l’ordinateur. Béatrice Caudial continua :

— J’avais déjà remarqué ça quand il les servait à la cantine. Il passait souvent sa main sur celle des mômes, garçons comme filles. Que des petits trucs comme ça, même quand il était en pause ou au repos. Toujours proche des gamins. Dans une colonie, c’est normal, vous me direz, parce qu’on vit tous ensemble, mais… c’était différent pour lui.

Elle se leva et alla allumer la lumière. Le ciel s’était obscurci avec des murs de nuages qui arrivaient de l’ouest. Elle revint s’asseoir.

— Vous voulez dire qu’il ressentait de l’attirance pour ces enfants ? fit Abigaël.

— Je crois que oui. Un soir, je l’ai surpris à proximité du dortoir des garçons, il y avait une allée d’arbres, et il était embusqué là-dedans, avec vue directe sur les chambres. J’étais sûre qu’il matait. Il m’a toujours affirmé le contraire, qu’il aimait bien venir fumer là, mais j’avais un trop gros doute. Alors j’ai rompu avec lui, et je l’ai menacé. Je lui ai dit que s’il recommençait…

— Quelqu’un d’autre était-il au courant ?

— Non, non. Je l’ai dit à personne parce que, visiblement, il a arrêté ses conneries après mes menaces.

Elle fixa une photo de Victor accrochée au mur.

— Nicolas Gentil m’était sorti de la tête. Je crois que… qu’au fond de moi, je ne voulais surtout pas de lui comme père de mon enfant. Alors, je l’ai oublié. Et maintenant…

Elle poussa un long soupir.

— Qu’est-ce qu’il est devenu ? Vous dites que le kidnappeur s’en est pris à lui ? Qu’il a enlevé MON fils à cause de lui ? Vous pensez que… que tout pourrait être lié à la colonie de vacances ? À ces histoires avec les enfants ?

— Pas tout, mais une partie, répliqua Frédéric en sortant un calepin. Il nous faut toutes les informations qui concernent cette colonie de vacances. Lieu, date, tout ce que vous pouvez.

— Je dois bien avoir une vieille fiche de paie quelque part.

Elle disparut dans une autre pièce et revint quelques minutes plus tard avec le papier en question, qu’elle tendit au gendarme. Il se leva et lui donna une carte de visite.

— Vous l’avez déjà, mais si des choses vous reviennent au sujet de cette colonie, appelez-moi tout de suite. C’est très important.

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