Aux alentours de 3 h 25, ils quittèrent la petite ville d’Hellemmes, département du Nord. Des cristaux de glace s’accrochaient aux cyprès et scintillaient sur la route. Direction l’est. Le Center Parcs se situait à Hattigny, à plus de quatre cent cinquante kilomètres de là. Cette nuit, Abigaël voulait rester éveillée le plus longtemps possible et n’avait pas pris sa solution buvable de Propydol. Ce médicament à la prescription très encadrée était de l’oxybate de sodium, un narcotique qu’on pouvait assimiler à du GHB, une drogue bien connue des milieux de la nuit, associée au viol. À chaque prise, Abigaël diluait cinq gouttes dans un verre d’eau, pas une de plus, pas une de moins. Le Propydol la plongeait dans les limbes environ un quart d’heure après absorption, et ce sur une durée de quatre à cinq heures. À raison de deux prises égales par nuit, elle dormait d’un sommeil réparateur et, surtout, ne subissait plus que des cataplexies occasionnelles, tout au plus une ou deux par semaine. Restaient ces besoins de microsiestes irrépressibles, mais qu’elle avait appris à gérer.
Un peu plus tard, elle sentit des changements de rythme dans le régime moteur. Ils n’étaient déjà plus sur l’autoroute. Yves plissait les yeux pour essayer d’y voir quelque chose. Après cette journée humide, des nappes de brume s’enchaînaient mais, à cet endroit, il n’y avait pas de verglas.
— Je cherche de l’essence. On a fait à peine vingt bornes, mais j’ai préféré sortir parce que, sur l’autoroute, la prochaine station est à quarante kilomètres.
Abigaël jeta un œil au voyant d’essence allumé.
— Quoi ? On n’a fait que vingt bornes ?
— Il y a un bled à six ou sept kilomètres, on trouvera bien une pompe ouverte. Fichu brouillard. Je déteste le Nord rien que pour ça.
Il faisait une chaleur de four désormais dans la voiture. Abigaël se recroquevilla plus encore. Elle avait ôté ses vieilles Dr. Martens et regroupé ses jambes sur le siège et, malgré la ceinture qui lui barrait le torse, elle se sentait bien, comme enveloppée dans une doudoune. Le sommeil pesait sur ses épaules.
Son père arrivait à un embranchement en Y, face à un panneau triangulaire jaune « TRAVAUX ROUTE BLOQUÉE ». Une petite lumière d’avertissement orange clignotait et proposait un itinéraire de déviation. Abigaël n’avait à présent plus la force de parler, écrasée par l’envie de dormir.
— La ville est annoncée à quatre kilomètres, fit Yves. Si on prend le détour, je ne sais pas où ça va nous mener.
— Tu n’as pas de GPS ?
— Non, je déteste ces engins. Tant pis. Les ouvriers ne bossent pas la nuit, je présume.
Son père contourna le panneau posé au milieu de la chaussée et s’engagea sur la route déserte et interdite à la circulation. Ses paupières papillotèrent et s’ouvrirent en grand lorsqu’elle aperçut soudain une forme dans l’éclat des phares. Il s’agissait d’une silhouette recourbée, de taille humaine, les oreilles en pointe. Entourée de brume.
— Freine !
Yves donna un brusque coup de freins. Puis il se pencha vers sa fille.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Abigaël sortit en chaussettes et regarda derrière elle, fouettée par des échardes de glace. Une borne kilométrique blanche et rouge sourdait de l’herbe sur le bas-côté, telle une tombe celtique. Elle indiquait « KM 12 ». Aucune trace de la silhouette. Les arbres dépouillés, le macadam fendillé, un silence de mort. Elle fit le tour de la voiture sans noter le moindre choc ni la moindre tache de sang. Yves était sorti, lui aussi.
— Abi ? Tu m’expliques ?
— Tu n’as rien vu ? Une présence ?
— Non.
Abigaël remonta dans la voiture et poussa un profond soupir lorsque son père se rassit à ses côtés.
— Tu peux te remettre en route.
Le véhicule toussa et démarra. Abigaël se retourna pour s’assurer que sa fille allait bien et fut surprise de voir que Léa dormait à poings fermés. Elle enclencha sa ceinture de sécurité, entendit le déclic caractéristique, encore toute retournée par cette brusque interruption de leur voyage.
— J’ai vu une espèce d’animal étrange, comme… un renard qui se tenait debout. C’est ce qu’on appelle une hallucination hypnagogique. Une incursion d’image de rêve dans la réalité, si tu veux.
— Les fameux phénomènes nouveaux, c’est ça ? En plus de ta mémoire qui flanche ? Mince, tu traînes ta narcolepsie depuis tes 8 ans. Pourquoi tu développes ce truc vingt-cinq ans plus tard ?
— On n’en sait rien, ma neurologue n’a pas d’explication. Le phénomène des images hypnagogiques m’arrive heureusement assez rarement. Quand je suis fatiguée et dans la phase d’endormissement, des personnages surgissent devant moi. J’étais en taxi, l’autre fois, et j’ai cru que le chauffeur allait écraser une femme qui poussait un landau. Il m’a prise pour une dingue. Mais c’est la première fois que je vois une sorte d’animal hybride monstrueux. D’ordinaire, ce sont des êtres humains. Des hommes, des femmes, en pyjama ou costume-cravate, qui traversent la route.
— Comme sur certains de tes photomontages ?
— Exactement, oui…
Un ancien douanier d’un mètre quatre-vingt-cinq, au visage de brique, aux mains comme des battoirs, qui vous regarde sans rien dire… Abigaël éprouva le besoin de se justifier.
— Je ne suis pas schizophrène, papa, d’accord ? D’autres narcoleptiques ont aussi ces visions hypnagogiques. Tout va bien. Enfin, façon de parler. A posteriori, je suis consciente que ces images et ces bruits sont des hallucinations. Si j’avais été à ta place, j’aurais donné un grand coup de freins parce que, au moment où je visualise ces images, je n’ai ni conscience de m’endormir ni le moyen de savoir si ces silhouettes sont vraies ou non. Je veux dire, un animal ou quelqu’un aurait très bien pu traverser la route devant nous. Tu comprends ?
— Je crois, oui. Et ça t’arrive n’importe quand ? Le jour, la nuit ?
— Surtout la nuit, et lorsque je suis fatiguée, je te l’ai dit. L’affaire sur laquelle je travaille me met sur les rotules. On peut être narcoleptique et complètement crevée. Question perversité, cette maladie détient la palme.
Yves gardait la mine grave, les yeux rivés à la route. Sa fille avait tellement souffert par le passé, avant qu’on comprenne pourquoi elle se blessait si souvent, qu’on lui diagnostique la narcolepsie et trouve le traitement approprié. Les spécialistes, les centres du sommeil, les traitements… Sans oublier l’incompréhension des gens, les moqueries de ses camarades de classe lorsqu’elle s’endormait partout ou s’effondrait par terre, le regard fixe comme une truite qu’on vient d’assommer d’un coup de pierre.
— Fichue maladie. Tout ça doit être tellement pénible. Merde, Abigaël, je suis désolé.
— Faut pas…
En dépit de ce qui venait d’arriver, Abigaël bâilla longuement, écrasée par un poids sur la nuque, des picotements au bout des doigts. La narcolepsie se réveillait tel un poison se répandant en elle. La jeune femme n’avait pas pris son Propydol, mais le sommeil avait décidé de la kidnapper, la privant de toute possibilité de résistance.
— Dans deux minutes, je dormirai parce que mon corps l’a décidé.
— Tu veux un autre café ?
— Je pourrais en boire une citerne que ça n’y changerait rien. Navrée, papa, tu vas devoir faire un paquet de kilomètres tout seul…
Le voyant d’essence émit un long bip.
— … À condition qu’on ne tombe pas en panne sèche avant, ajouta-t-elle. Tu pourras mettre la ceinture de sécurité à Léa quand tu seras arrêté ? Je viens de voir qu’elle l’avait ôtée. Et je ne suis pas sûre de tenir éveillée jusque-là.
— Ne t’inquiète pas, je vais m’en occuper.
Abigaël tenta de garder les yeux ouverts. Dehors, la brume jaillissait de la forêt comme des langues d’iguanes. Au-dessus, les frondaisons ployaient, enfonçant toujours plus le véhicule dans un gouffre de ténèbres. La jeune femme se demanda où ils étaient précisément et dans quelle direction roulait son père. Son cerveau tournait à présent au ralenti, enroulé dans une sorte de coton. Elle ne voyait que les bandes blanches défiler sous la berline, des panneaux qui avertissaient de la traversée d’animaux sauvages et une longue ligne droite. Il glissa sans doute un CD dans le lecteur, parce que sa chanson favorite California Dreamin’ envahit l’habitacle. Tellement écoutée qu’Abigaël la connaissait par cœur. Ça aussi, elle l’oublierait peut-être, un jour… I stopped into a church, I passed along the way.
Les notes paraissaient de plus en plus lointaines, perdues dans les méandres de son subconscient. Ses paupières pesaient des tonnes, elle parvenait à les lever par intermittence, voulait résister au moins jusqu’à la station-service, mais le serpent de la narcolepsie ouvrait grande sa gueule pour l’avaler.
Elle se focalisa sur l’ombre, une trentaine de mètres devant eux. Au milieu de nulle part, sur cette route en travaux, un véhicule semblait à l’arrêt. Yves doubla rapidement l’utilitaire rangé sur le bas-côté. Dans un sursaut de lucidité, Abigaël regarda le Kangoo noir aux phares éteints.
— On aurait dit qu’elle avait un problème, cette voiture. Pourquoi tu ne t’es pas arrêté ?
Yves ne répondit pas, et Abigaël n’attendit pas de réponse, en proie au grand serpent. Dans sa torpeur, tandis que son corps tout entier se mettait en veille, elle devina le virage qui se profilait. Les voix des chanteurs s’élançaient en chœur, la musique la berçait. Oh, California dreamin’ (California dreamin’).
La dernière image qu’Abigaël vit avant que le reptile n’abatte ses mâchoires fut celle de plusieurs troncs noirs qui se dressaient dans le virage, à tout juste quelques mètres.
Le choc fut inévitable.