Autoradio coupé. Les voix s’étaient tues, abandonnant un bourdonnement d’instruments à cordes dans ses oreilles. Abigaël sortit de l’autoroute vingt kilomètres plus loin.
La première fois qu’elle revenait sur le trajet assassin.
Très vite, les bois se resserrèrent autour d’elle, comme pour l’emprisonner. Il ne neigeait plus, mais des particules de glace dansaient dans les phares et venaient s’accrocher au pare-brise. Abigaël ouvrit la vitre côté conducteur, laissa l’air cinglant entrer dans l’habitacle, histoire de se donner un coup de fouet.
Dans le flou, au loin, la bifurcation. Cette nuit du 6 décembre, un signal orange clignotant indiquait les travaux, Abigaël se le rappelait bien, à présent. Comme son père deux mois plus tôt, elle emprunta la D151. Sa longue tranchée d’asphalte dans le ventre de la forêt… Elle cherchait la borne sur sa droite, kilomètre 12. Lorsqu’elle la repéra enfin, elle s’arrêta sur le bas-côté et sortit, la fermeture de son gros blouson remontée jusqu’au col. Le vent lui glaçait les os. Elle avait eu sa vision hypnagogique à cet endroit précis. Elle scruta l’environnement sans vie, labyrinthe de branches sur fond d’abysse.
Retour dans son véhicule, chauffage à fond, et démarrage. Mécaniquement, une centaine de mètres plus loin, ses yeux se portèrent sur le bord gauche de la route. Un flash dans sa tête. Elle donna un coup de freins qui fit déraper la voiture.
Cette nuit-là, sur le bas-côté, peu de temps après sa vision, elle avait vu un véhicule. Un Kangoo noir, tous feux éteints.
« On aurait dit qu’elle avait un problème, cette voiture. Pourquoi tu ne t’es pas arrêté ? »
Sa propre voix résonnait en elle. Cette question, elle l’avait posée à son père, et il n’avait pas répondu. S’était-il encore agi d’une hallucination hypnagogique, ou y avait-il vraiment eu un véhicule ? Celui de Freddy ? Elle fixa la route. L’arbre meurtrier se dressait là-bas, au bout de la voie. Le propriétaire du Kangoo avait été aux premières loges de l’accident.
Elle donnerait un coup de fil à Patrick Lemoine pour le prévenir. Tous ses muscles se raidirent lorsque, plus loin, elle aperçut le virage en question. Des panneaux réfléchissants annonçaient la courbe. Haut-le-cœur. Elle se gara à une dizaine de mètres de là et sortit pour vomir.
Les bois gorgés d’humidité exhalaient des rouleaux de brume. Les équipes avaient déserté les lieux et embarqué l’épouvantail cloué sur un arbre. Sans doute restait-il juste un espace vide entouré de bandes de gendarmerie.
Abigaël atteignit la courbe éclairée par les phares. Les stigmates du choc, ces blocs d’écorce décrochés, lui tordirent encore l’estomac. Elle imagina les corps traverser le pare-brise comme des balles, les têtes exploser au contact. Dieu merci, Léa dormait, elle n’avait pas souffert. Mais son père… Elle chercha sur les troncs alentour et tomba enfin sur le message.
Du bout du gant, elle caressa l’œil incliné et l’heure de l’accident. 3 h 43. Elle se retourna vers la route, imagina le Kangoo garé à deux cents mètres… Freddy… Qu’avait vu l’auteur de la gravure, ce soir-là, hormis une voiture se fracasser contre un arbre ? S’il s’agissait de Freddy, pourquoi avait-il pris la peine de créer cette énigme ?
Elle considéra le dessin un long moment. L’œil, dirigé vers le sol.
3 h 43, 3 h 43, 3 h 43…
Abigaël eut soudain une terrible intuition. Toute grelottante, elle se mit à fouiner les environs. Les photos qu’elle avait vues et les explications qu’on lui avait fournies lui permirent de dénicher l’endroit de son atterrissage après le choc : un large lit de feuilles et d’humus à découvert. Une sorte de cage de Faraday protectrice.
L’endroit exact où, à 3 h 43, sa montre avait probablement percuté le sol et volé en éclats.
Elle s’accroupit et se mit à remuer les feuilles et la terre. Probable que les équipes n’aient pas encore fouillé l’endroit, à six ou sept mètres en retrait de l’arbre gravé. Le vent avait forcé et, désormais, donnait l’impression qu’il allait faire exploser ses os un à un.
« Vous vous en êtes sortie miraculeusement. » Pourquoi n’avait-elle aucun souvenir de l’accident ? Pourquoi ne s’était-elle pas réveillée au moment du choc ? Son père avait dû hurler avant l’impact. Elle venait juste de s’endormir, elle aurait dû se réveiller.
Soudain, ses mains palpèrent quelque chose. Elle sortit de sous le tapis de feuilles un sac en plastique blanc. Quelque chose à l’intérieur. Abigaël le dirigea vers la lumière de ses phares, défit la cocarde du sac et en sortit une fine pochette transparente. À l’intérieur de cette dernière, un papier.
La jeune femme sentit alors le sac et la pochette lui échapper des mains et, la seconde d’après, ses jambes flanchèrent. Lourde chute. Sa hanche gauche percuta le sol en premier. Par chance, les feuilles amortirent le choc. Jambe droite repliée, poignet gauche tordu, position de pantin désarticulé. Elle se retrouva incapable de bouger la moindre phalange, mais parfaitement consciente.
Une chape de béton l’empêchait de bouger. L’impression d’étouffer, de peser des tonnes, de mourir, comme chaque fois que le serpent la mordait. Le vent la frappait en pleine face avec des fouets de clous. Elle vit, devant ses yeux de poisson mort, la pochette plastifiée s’envoler et le sac blanc se gonfler comme une montgolfière et disparaître dans la nuit. Mais la feuille contenue dans la pochette, elle, s’était prise dans une branche.
Abigaël se concentra sur sa respiration, le va-et-vient dans ses poumons. Rien d’autre à faire qu’attendre que le trop-plein d’émotions s’évacue. Que son corps déréglé remette de lui-même les pendules à l’heure.
Après quelques minutes, elle recouvra enfin ses sensations, et son corps de pierre sortit de son état cataplectique. La mer se retirait. Dès qu’elle s’en sentit capable, elle se releva et, un peu titubante, se précipita pour récupérer la feuille.
Dessus, à l’encre bleue :
Je ne veux pas te faire souffrir,
Mais je vais bientôt mourir.
Je ne te le dis pas souvent,
Je t’aime, ma petite maman.