57

La réunion de ce vendredi matin avait été interminable. Il était midi passé quand Frédéric sortit sur le parking de la Veuve folie et se grilla une cigarette bien méritée, tout en écoutant le message qu’Abigaël avait laissé deux heures plus tôt sur son répondeur.

« Frédéric, c'est moi. Il se passe quelque chose avec ce livre que j'ai acheté hier à la librairie, La Quatrième Porte. Il y a un terme, page 387, qui n'appartenait qu'à ma fille et moi. C'est “Perlette d'Amour". Comment ça a pu se retrouver dans le bouquin ? Le livre est sorti trois mois après la mort de Léa ! Et attends, ce n'est pas fini. J'aiJ'ai appelé l'éditeur ce matin, j'ai réussi à le convaincre de me donner des informations sur l'écrivain, Josh Heyman. Le type s'est visiblement tranché les dix doigts quelques jours après la sortie du thriller, pour une raison inconnue. Pourquoi il a fait une chose pareille ? Qu'est-ce qu'il cache ? Comment il connaît Léa ? Rappelle-moi. »

Frédéric raccrocha, sous le choc, et se mit à aller et venir nerveusement. Bon Dieu, à quoi rimait cette histoire ? Il termina ce qu’il avait à faire, partit un peu plus tôt que d’habitude et fonça vers l’appartement. Dans le salon, Abigaël était dans tous ses états. Elle lui plaqua le roman dans les mains.

— Regarde, c’est là. Il n’y a qu’à cette page que ça apparaît, mais c’est suffisant. Heyman connaissait Léa. Son livre parle d’enlèvements d’enfants et ressemble étrangement à l’enquête qu’on mène, certains détails sont très troublants. Même son héroïne a des traits communs avec moi. Je dois comprendre, il faut que je le rencontre.

Elle fixa son compagnon. Bien que troublé, celui-ci essaya de rationaliser la situation.

— Notre affaire a été très médiatisée, répliqua-t-il. Il s’en est certainement inspiré pour écrire son roman. Quant au fait qu’il utilise cette expression… Léa en a sans doute parlé autour d’elle. À ses amis, à l’école, sur Internet… D’une façon ou d’une autre, c’est parvenu aux oreilles du romancier, il a trouvé ça sympa, original, tout ce que tu veux. Et il l’a utilisée pour son livre.

Abigaël n’en démordait pas, elle secouait la tête, sûre de ce qu’elle avançait.

— Non, Léa n’aurait pas évoqué cette expression, elle la détestait. Et pourquoi elle serait allée noter ça, je ne sais où sur Internet ? Je suis sûre qu’il y a autre chose. Demain, je vais à la rencontre du romancier. Depuis qu’il s’est tranché les doigts, il est enfermé dans un hôpital psychiatrique pas loin de Quimper. J’ai déjà réservé mon billet de train.

*

La nuit… La pâle lueur de la lune filtrait à travers les volets. Debout dans la chambre, Frédéric regardait Abigaël dormir, incapable de trouver le sommeil. L’impression d’être pris dans un piège. Qui était ce Josh Heyman cloîtré dans un institut de la Bretagne profonde ? Pouvait-il être impliqué dans la disparition de Léa et des autres enfants ? Connaissait-il Freddy, avait-il des connexions avec lui ? Avait-il croisé Léa après l’accident ? Frédéric n’avait qu’une envie : aller lui-même interroger ce type, lui faire cracher tout ce qu’il savait. Mais il y avait un gros, un très gros problème : si Heyman avait des preuves que Léa était vivante, s’il semait le doute dans la tête des enquêteurs, on comprendrait que le corps dans la voiture accidentée ne pouvait pas être celui de la fille d’Abigaël. Et que, de ce fait, l’accident avait été fabriqué de toutes pièces. On finirait par remonter à lui, il en avait la certitude.

Frédéric était pieds et poings liés. Il ne pouvait pas agir. Ni empêcher Abigaël de tracer son chemin vers l’ouest. Bon Dieu, il n’en revenait pas, elle et sa boulimie de polars ! Comment s’en sortir, cette fois ?

Lorsqu’elle le quitta ce samedi 13 juin au matin, direction la gare Lille-Europe, il plongeait son visage dans l’eau glacée du lavabo de la salle de bains : il s’était légèrement entaillé la joue avec son rasoir. La femme qu’il aimait allait peut-être le mener à sa perte. Il soupira face au miroir. Si seulement elle pouvait n’avoir jamais lu ce livre… Si seulement elle…

Sa pensée s’arrêta net. Il appesantit alors son regard sur le verre d’Abigaël posé au bord du lavabo, ce récipient où elle mêlait ses gouttes de Propydol à l’eau. Du GHB. Cette molécule qui avait le pouvoir de provoquer l’oubli des dernières heures, voire des derniers jours si on forçait la dose. La drogue du violeur.

D’une main tremblante, Frédéric ouvrit la petite armoire à pharmacie. Les flacons étaient bien là. Il jeta un œil à sa montre. Le train partait dans vingt-trois minutes exactement. Il était peut-être encore temps. Il composa en catastrophe le numéro d’Abigaël. Répondeur.

Il ne prit pas la peine de laisser un message, se rua dehors et se mit à courir dans les rues de Lille, bien conscient qu’en voiture, avec la circulation, il n’arriverait jamais à temps. Il surgit, trempé, dans le hall de la gare, trouva le quai, dévala les marches et longea le train, l’œil rivé sur les grandes vitres. Il découvrit sa compagne alors qu’elle s’installait face à une vieille dame, avec son livre, La Quatrième Porte, entre les mains.

— Abi !

Elle se retourna.

— Frédéric ? Qu’est-ce que tu fais là ?

— Viens, sortons tout de suite. Je t’expliquerai en route.

Elle ne bougea pas.

— Non, Fred. Le train va partir et…

— C’est Freddy. On sait qui c’est. On le tient.

Il avait sorti ça par réflexe. Abigaël resta figée quelques instants sous le coup de la surprise, puis se leva et le suivit. Elle essaya de lui soutirer des informations en cours de route mais il refusait de parler. Pourquoi marchait-il si vite ? Pourquoi était-il si mystérieux ?

Grand-Place, Vieux-Lille, rue Danel… Une fois à l’appartement, il lui demanda de l’attendre dans le salon et revint avec un verre d’eau.

— Bois ça.

Abigaël ne comprenait pas. Frédéric n’était pas dans son état normal. Elle réalisa vite qu’il lui avait menti quand il ne répondit à aucune de ses questions sur Freddy, s’approchant toujours plus, l’air menaçant.

— Bois ça, j’ai dit !

— Pourquoi ? Qu’est-ce que tu veux ? Non, je ne boirai pas. Tu dois m’expliquer ce qui…

Il la poussa si fort que son omoplate droite heurta l’arête du vaisselier. Elle chuta dans un cri, le roman qu’elle serrait contre elle vola contre un mur. Frédéric s’assit sur son torse à califourchon.

— Bois ce verre, Abi. Bois-le pour moi.

Elle refusait. Il n’eut pas le choix, lui écrasa les mâchoires, provoquant l’ouverture de la bouche, et y versa le liquide. Abigaël manqua de s’étouffer, mais elle but. Elle toussa longuement. Il resta ainsi sur elle, sans un mot, lui plaquant les épaules au sol, larmes aux yeux, jusqu’à ce que tout se mette à tourner violemment dans la tête d’Abigaël, comme dans le pire manège de foire.

Il était 8 h 03 quand Frédéric porta la jeune femme inconsciente jusqu’au lit, la déshabilla et la glissa sous les draps. Il se répéta qu’il n’avait pas eu le choix et se prit à espérer qu’elle aurait tout oublié. Que tout redeviendrait comme avant. Il jeta le roman au fond de la poubelle du local au rez-de-chaussée, dégoûté par celui qu’il était devenu.

Mais il fallait oublier Heyman, oublier cette piste qui pouvait mener à Freddy…

Abigaël n’ouvrit les yeux que le surlendemain, le lundi, à 4 h 35, après avoir fait un rêve étrange. Frédéric dormait profondément à ses côtés. Sans un bruit, elle se leva et alla boire un grand verre d’eau : elle avait l’impression d’avoir une râpe au fond de la gorge. Elle ouvrit son cahier de rêves, jeta un œil à la date du jour, sans s’apercevoir, sur le coup, qu’elle avait fait un bond d’un jour et demi dans le temps, et se mit à noter.


Rêve n° 297, le 15 juin 2015

Mon père vie disait toujours qu'il y a deux façons de voir une palette de bois. La première, comme une palette de bois…

Загрузка...