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— Tout a commencé le soir du 4 décembre, deux jours avant l’accident. Mon frère est venu me voir en salle d’autopsie. Il y avait beaucoup de boulot, on avait reçu vingt-six corps au début de la semaine, suite à un incendie domestique déclaré dans une tour de Lille-Sud. Un vrai carnage. Des enfants, des parents, surpris pendant leur sommeil par les gaz toxiques. Il y a eu des brûlés, mais la plupart ont été intoxiqués. Des familles entières ont été transférées ici. Frédéric avait été mis au courant de ce drame, puisque les équipes de gendarmerie étaient intervenues sur les lieux. Quand il est arrivé, cette nuit-là, il m’a demandé une chose terrible. Il voulait que je lui fournisse deux corps pour le lendemain soir.

Ses yeux semblèrent s’égarer au fond de sa conscience. Abigaël eut l’impression qu’il revivait l’instant.

— L’un devait être grand, au moins un mètre quatre-vingts, robuste, la soixantaine. Et l’autre, une jeune fille, 13, 14 ans, blonde si possible… Quand il m’a montré la photo pour que je me fasse une idée, j’ai reconnu ta fille. Bon Dieu, Abigaël, tu dois me croire si je te dis que je ne voulais pas l’entendre, que j’ai failli en venir aux mains avec lui. Oser me demander une chose pareille… Est-ce qu’il était devenu fou ? Et qu’est-ce qu’il magouillait ? C’est là qu’il a fait entrer ton père. Un type imposant dont Fred m’avait beaucoup parlé. Une sorte de Pygmalion. Bref, tout ce qui allait avoir de terribles conséquences s’est passé ce soir-là, dans la salle d’autopsie. J’ai écouté ton père qui m’a raconté son histoire. Il m’a expliqué que ta vie et celle de ta fille étaient menacées. Que vous étiez susceptibles de devenir les victimes collatérales de ses affaires s’il ne disposait pas de ces deux cadavres avant le lendemain soir.

— Mais… pourquoi ?

— Tu as déjà dû entendre parler du cartel mexicain de Chapolas, une organisation criminelle ultraviolente qui arrose de cocaïne le monde entier. Ils ont une branche en Europe, dont les points d’entrée principaux sont l’Espagne, la Suède, les Pays-Bas et la France. Il y a quelques années, ils ont dépêché des membres de leurs groupes sur place pour développer leur business. D’anciens militaires, des flics corrompus, des mercenaires du crime originaires d’Amérique centrale… De vraies bêtes sauvages qui inondent nos quartiers de ce poison.

Il avait retrouvé son calme. Les mots sortaient tout seuls.

— Ton père n’a jamais démissionné des douanes, enfin, en tout cas, pas de la façon dont tu le crois. Il travaillait encore pour eux mais, tout le monde, y compris ses collègues, sa famille, même une partie de sa hiérarchie, devait croire que c’était terminé… Il y a donc eu une fausse démission, une couverture. Au départ, ton père avait pour mission de s’infiltrer dans l’organisation et de transmettre des renseignements en haut lieu. Les douaniers savaient que le port du Havre servait de plaque tournante. En apparence, ton père profitait d’une préretraite à Étretat. Officieusement, des fonctionnaires bien placés du ministère de l’Intérieur lui avaient créé une identité, un passé peu reluisant et fourni un bateau, saisi sur une autre affaire, pour qu’il devienne Xavier Illinois, petit délinquant notoire impliqué dans quelques coups.

— Continue, lâcha-t-elle froidement.

— … Ton père, sous sa nouvelle identité, a réussi son infiltration. Je ne connais pas tous les détails, mais sous le couvert d’une société de transport touristique, il a monté quelques petits trafics afin de se faire repérer par le cartel. Puis il a commencé à travailler pour eux. Il convoyait de la drogue qu’il récupérait au large et livrait au port à des intermédiaires. Mais après quelques mois, un ordre venu d’en haut lui a demandé de lâcher cette opération pour une raison que j’ignore. Yves a refusé, il s’est mis en porte-à-faux avec son seul contact au ministère de l’Intérieur et il a démissionné pour de bon, cette fois. Il n’était plus douanier mais voulait aller au bout, faire tomber cette partie du cartel, parce qu’il s’en sentait capable… Alors, il a continué à « aviser » les douanes — un aviseur est une espèce d’indic —, mais il n’était plus protégé si ça tournait mal. Il pouvait être arrêté et même tué par ses anciens collègues dans le cas d’opérations d’interpellation. Aux yeux de la loi, d’infiltré, il était devenu un véritable trafiquant de drogue…

Abigaël revoyait son père, amaigri, usé, avec ces marques d’aiguille aux bras. Il avait probablement dû pousser loin son personnage d’infiltré.

— … Le cartel Chapolas est l’un des plus violents et sanguinaires de la planète, poursuivit le légiste. Sais-tu comment ils punissent leurs adversaires et ceux qui les trahissent ? Ils les laissent en vie, mais ils torturent et tuent toute leur famille de la façon la plus effroyable qui soit. Une autopsie, à côté, c’est de la rigolade. Ton père m’a montré des vidéos de ce qu’ils ont fait sur Internet, parce que en plus, ces fous furieux postent ça pour que tout le monde voie. Même moi, j’ai eu du mal. Et tu as beau fuir à l’étranger, te cacher, être protégé, ils te retrouvent toujours. Il n’y a pas de solution. Et c’était ce qui vous attendait, Léa et toi, si on n’avait rien fait. La pire des morts…

Abigaël en voulut aux douaniers, aux lâches qui avaient abandonné son père, à l’administration. Qu’avait été Yves pour eux ? De la chair à canon ? Un pion qu’on manipulait et qu’on jetait après usage ?

— … Ton père, sous sa couverture, n’avait qu’un point faible : Léa et toi. Il a dû faire une connerie à un moment donné. Vous appeler alors qu’il ne fallait pas, laisser une trace de votre existence, une photo. Dès que le cartel a compris que ton père n’était pas Xavier Illinois, vos jours étaient comptés. Ces gens-là ne tuent pas tout de suite, ils prennent plaisir à prendre leur temps, comme des orques tournant autour de leurs proies.

Il désigna du menton les dossiers, derrière Abigaël.

— On avait des corps à profusion à cause de l’incendie, et plutôt en bon état pour la plupart car, comme je te l’ai dit, ils avaient été intoxiqués et non brûlés. Les adultes de l’âge et de la physionomie d’Yves, ce n’était pas ce qui manquait, à quelques kilos près. Pour la gamine, ça a été un sacré coup de chance. Il y avait une môme blonde de 12 ans, parmi les victimes, elle devait être mise en bière le 5 décembre au matin…

De nouveau, il prit la photo encadrée de ses enfants. Contempla leur visage dans un soupir.

— Tu sais comment ça fonctionne, Abigaël. Les policiers viennent faire les scellés à la morgue en bas, en présence des pompes funèbres. Je me suis arrangé pour être seul avec le cercueil juste après la pose des scellés, une dizaine de minutes, avant que les pompes funèbres les embarquent, ce n’était pas compliqué. Frédéric m’avait fourni un bâton de cire et un tampon à scellés de la police nationale. J’ai ouvert les cercueils… Sorti les corps… Refait les scellés. Personne n’a fait attention. Le cercueil de la gamine qu’ils ont embarqué était lesté d’un sac de béton que j’avais préalablement dissimulé dans les tiroirs, et celui de l’homme, de trois sacs. Les cadavres qui auraient dû se trouver dans les cercueils sont retournés au fond de leurs tiroirs de morgue. C’était aussi simple que ça.

Abigaël l’écoutait avec dégoût et colère, mais s’efforçait de ne rien dire pour ne pas l’interrompre.

— Ton père avait pensé à tout, un vrai stratège. Il a déployé une carte de la région sur la table d’autopsie, il a montré l’endroit exact où aurait lieu « l’accident » : le virage dans cette fameuse route en travaux, quelques kilomètres après la sortie d’Orchies, au niveau de la borne kilométrique 12. Il était allé là-bas dans l’après-midi pour étudier la façon dont il s’y prendrait. Son idée, c’était de projeter le véhicule contre un arbre, avec les deux cadavres de l’incendie à l’intérieur. Puis il devait emmener Léa avec lui et disparaître plusieurs mois en Espagne, le temps que les choses se tassent avec les hommes du cartel. Ensuite, il t’aurait contactée. Vous auriez probablement dû quitter le Nord, mais vous auriez été en vie.

— Mais… pourquoi Léa ? Pourquoi il voulait la prendre avec lui ?

— S’il avait été la seule victime de l’accident, ça aurait paru suspect aux yeux du cartel. Ils sont rompus à toutes les techniques de ceux qui essaient de passer entre les mailles du filet. Lui mort, et toi et ta fille qui en réchappent, comme par hasard ? Ça aurait été trop gros. Ta douleur, Abigaël… Ton chagrin était l’assurance dont avaient besoin ces types pour être certains que ce qui s’était produit était la réalité. Que ton père et ta fille étaient morts. Ils n’avaient donc plus aucune raison de s’en prendre à toi.

Abigaël se rappelait les mots de son agresseur : « Tu devrais être morte à l’heure qu’il est. Mais c’est ton père qui s’est fracassé à ta place. Il s’en est bien tiré, cet enfoiré. Et toi aussi. » Elle ferma les yeux. Tout bouillait à l’intérieur. Ces hommes du cartel avaient été là à l’enterrement, ils avaient rôdé autour de sa maison, avaient vérifié qu’Yves n’avait pas essayé de les duper.

— Mais là où ton père s’est gouré, c’est que ces hommes de l’organisation n’ont jamais lâché, à cause de cette drogue qu’ils voulaient à tout prix récupérer. Ce pactole de poudre blanche mis de côté pour assurer la planque et vous construire une nouvelle vie. Un type comme lui n’aurait pas eu de mal à la refourguer et à en tirer des millions d’euros…

Lorsque Abigaël releva les paupières, les larmes étaient là.

— Les analyses ADN… murmura-t-elle. Il y a eu des comparaisons au laboratoire, le gendarme Palmeri de la brigade accident était sur place avec son collègue lorsque tu as fait les prélèvements sur les cadavres. Tout cela était rigoureusement encadré. Vous ne pouviez pas tricher.

— Si, bien sûr que si, il suffisait d’anticiper. Tu passes ta brosse à dents dans la bouche d’un cadavre, tu mets un peu de ses cheveux dans ta propre brosse à cheveux, tu enfermes le tout dans ta valise… Quand on connaît les procédures, on peut toujours tromper le système, aussi performant soit-il. Ton père est revenu ici, la veille de l’accident, aux alentours de 17 heures, avec les brosses à dents et la brosse à cheveux de ta fille. On a fourré les brosses à dents dans la bouche des morts…

Abigaël se rappelait : son père avait prétendu être allé à Lille en fin d’après-midi, le 5. En fait, il était venu ici, avec les affaires de Léa, les avait imprégnées des traces des cadavres et les avait remises en place dans les valises.

— … On a marqué le cadavre de l’adulte de traces d’aiguille aux bras, parce que Yves en avait. On lui a rasé les cheveux comme ton père. Et pour le tatouage de chat sur le corps de la gamine, Frédéric l’a fait réaliser par une personne de confiance en bas, à la morgue. Il n’y avait évidemment aucune rougeur indiquant qu’il était récent, puisque les cadavres ne marquent plus.

— Et le Kangoo ?

— La nuit du drame, Frédéric ne voulait pas utiliser son véhicule personnel, trop risqué. Dans ces moments-là, on a toujours peur d’avoir une panne, un accident. Au moins, en cas de pépin, il pouvait abandonner la voiture volée. Et puis, il fallait un véhicule utilitaire afin de pouvoir y dissimuler aisément deux cadavres. Il a volé un Kangoo en banlieue, et il est venu avec, la nuit du 6, ici, à l’IML. Il était aux alentours de 1 heure du matin, il n’y avait plus personne, je m’étais assuré que le garçon de morgue ne serait pas là. On a chargé les deux corps à l’arrière, et Frédéric est parti… J’ai prié pour que tout fonctionne comme prévu, qu’il n’y ait aucun problème. Quand il m’a appelé vers 5 heures pour me dire que tout s’était bien passé, ça a été un énorme soulagement. La suite était limpide. Je recevais les corps de l’accident le lendemain, je faisais les autopsies en respectant toutes les procédures…

Pour la première fois, Abigaël vit les yeux de son interlocuteur devenir humides.

— … Et je te laissais croire au pire. Tu étais là, en face de moi, complètement anéantie. Et tu identifiais des étrangers comme étant ton père et ta fille. Ça a été pour moi l’un des moments les plus difficiles de ma carrière, je te l’assure, mais je me disais que tu les reverrais bientôt, que vous auriez une vie heureuse, tous les trois.

Il renifla pour s’empêcher de craquer devant elle.

— Mais le plus horrible était à venir, quand, quatre mois plus tard, est arrivé le cadavre retrouvé nu dans le coffre du Kangoo…

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