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Une demi-heure plus tard, la voiture de Frédéric venait de passer Grande-Synthe et roulait en direction de Loon-Plage. Le paysage se résumait à une succession d’entrepôts blêmes, de tuyères grises, de laminoirs et de hautes cheminées où brûlaient des flammes bleu et vert. ArcelorMittal, Air Liquide, Total… Un empire industriel qui avait fait jadis les beaux jours de la région et que la crise financière avait ébranlé comme un château de cartes.

Abigaël était encore sous le coup de ce qui venait de se passer à l’hôpital. Elle avait dû sortir de la chambre pour que Victor cesse de hurler, mais le gamin avait eu tellement peur qu’il avait essayé de s’enfuir. Des infirmières avaient été obligées de le plaquer sur son lit. De ce fait, ils n’avaient pas pu lui parler.

— Comment tu expliques ce genre de réaction ? demanda Frédéric.

— Je ne comprends pas. La psychologue était une femme, comme une partie du personnel soignant, ce n’est donc pas l’image de la féminité qui l’a mis dans cet état. Non, c’est moi. C’est moi qui l’ai effrayé à ce point. Pourquoi ? Je ne l’avais vu qu’en photo jusqu’à aujourd’hui, on ne se connaît pas. C’est peut-être une caractéristique physique qui lui a rappelé un épisode douloureux de sa détention. Mes cheveux, mes vêtements, une allure, une couleur…

Elle en frissonnait encore et triturait la feuille de papier où étaient consignées les lettres tatouées.

— On doit essayer de comprendre le sens de ces tatouages. Ils forment peut-être un message, une indication. On dirait bien que Freddy est passé à la phase suivante de son plan.

Elle se tut et fixa l’horizon d’acier et de béton, sur sa droite. Les entreprises se vautraient sur la côte à perte de vue. Frédéric sentait sa compagne à cran.

— Je sais ce que tu traverses. Après ce que tu viens de découvrir sur ton père, un môme kidnappé depuis presque un an hurle en te voyant. C’est un concours de circonstances malheureux, Abigaël. Rien d’autre.

— Ils m’ont fait tellement mal au ventre, ces cris. Je voulais parler à Victor, le rassurer. Tu sais, ce môme, j’ai… j’ai appris à le connaître pendant ces longs mois, j’ai écouté les chanteurs qu’il aime et je pourrais te citer la discographie complète de Maître Gims. Il aime les avions et les animaux — surtout les chiens. Il veut être pilote ou vétérinaire, et il rêve de rencontrer Kev Adams parce qu’il adore Soda. C’est un môme plein de vie. Mais au lieu de monter vers la lumière, il a affronté les ténèbres, Fred. Des ténèbres si froides et effrayantes qu’il ne les oubliera jamais. Il a vu un grand trou noir au fond duquel hurlent des monstres qui briseront chacun de ses rêves. Et moi, j’ai l’impression de faire partie de ces monstres.

— On trouvera des explications, Abi. Je te le promets.

Ils arrivèrent du côté du port industriel. Près de quinze ans après les avoir quittés, Abigaël revenait sur les lieux de son enfance aux trousses d’un sordide kidnappeur qui jouait avec eux.

Le déploiement des forces de gendarmerie le long de la digue et dans les alentours était impressionnant. Des dizaines de voitures, des chiens, même un hélicoptère qui survolait les environs. Des journalistes trépignaient, canalisés par les officiers de la cellule communication. Abigaël et Frédéric rejoignirent Patrick Lemoine, qui discutait avec d’autres gendarmes sur une petite route piégée entre ville et mer. Les nuages blancs et gris filaient dans le ciel, chassés par un vent qui piquait les joues.

— On recoupe divers témoignages, leur expliqua-t-il, ce qui nous a fait progresser d’un bon kilomètre entre l’endroit où on a récupéré Victor et ici. Si on suppose qu’il ne s’est pas échappé, il a dû être largué dans le coin. C’est facile d’y déposer quelqu’un en pleine nuit sans être vu. Les dunes, le port industriel, ces grands espaces vides, le choix est large…

Abigaël observa les alentours. Des containers colorés, empilés comme des pièces de Tetris. Plus en retrait, la route s’enfonçait dans un no man’s land parsemé d’herbes hautes et d’une poignée d’habitations individuelles. En arrière-plan, la mer aux tons gris et bleus.

— Je connais bien cet endroit. Et j’ai de la chance qu’il ne soit pas encore effacé de ma mémoire, parce que ça s’est passé aux alentours de mes 15 ans.

Lemoine offrit une cigarette à Frédéric. Il dut s’y reprendre pour l’allumer, protégeant la flamme de son briquet avec sa main.

— Explique, fit-il en pompant sur le filtre.

— Il y avait une maison abandonnée, à trois ou quatre cents mètres d’ici, dans laquelle tous les ados du coin s’aventuraient. Une maison réputée hantée. Elle nous fichait à tous sacrément les jetons. Un jour, j’y suis allée, moi aussi. Je n’aurais jamais dû, parce qu’elle m’a fait cauchemarder des semaines et des semaines. Elle n’avait rien de spécial, pourtant, mais c’était l’ambiance et les légendes urbaines qui circulaient à son propos…

Le capitaine de gendarmerie fit signe à quelques hommes de le rejoindre. Il discuta avec eux puis s’adressa à Abigaël :

— T’as parlé de cette maison aux journalistes qui t’ont interviewée ?

— Non, non. J’ai gardé ça pour moi.

— On va quand même aller y jeter un œil, à cette maison. Tu nous y emmènes ?

Abigaël acquiesça et se mit en route. Elle fourra ses mains tremblantes dans ses poches. Les hommes marchaient en retrait, elle les entendait chuchoter. Frédéric et Lemoine devaient sans doute parler de la réaction de Victor, de ses hurlements lorsque ses yeux avaient croisé les siens. Qu’allaient-ils en déduire ? Que le garçon et elle se connaissaient, alors que ce n’était pas du tout le cas ? Encore un élément troublant qui allait la mettre en porte-à-faux vis-à-vis des gendarmes ?

La maison se dressait en retrait de la route, à quelques mètres seulement des dunes et de vieilles clôtures barbelées, mais elle tombait en ruine. Toiture défoncée, murs en mauvais état, lierre qui suçait la moindre brique et se faufilait dans les interstices, comme un poison végétal. Abigaël resserra le col de son manteau sur son visage. Le vent d’ouest projetait du sable dans les yeux en rafales cinglantes. Les hommes se déployèrent rapidement autour de la bâtisse, les armes au poing.

Les gendarmes entrèrent en ordre serré, ressortirent moins de deux minutes plus tard. L’un d’eux appela Patrick et l’emmena à l’intérieur un long moment. Abigaël comprit qu’ils avaient découvert quelque chose. Elle marcha les bras croisés pour se réchauffer, les yeux rivés sur le large. Cette ville, cette mer, ce vent glacé, c’était son enfance.

Pourquoi Freddy cherchait-il à les amener ici ?

Le chef ressortit et tendit à chacun des gants en latex, puis tous entrèrent par la porte qui ne tenait plus que sur un gond. Abigaël ressentit une bouffée d’angoisse, un reflux de peur d’enfant. Elle se revit, plus jeune, tremblant comme une feuille pendant que ses copains allumaient des bougies et prononçaient des incantations débiles.

Ils se retrouvèrent à l’intérieur de ce qui devait être un salon devenu un territoire jonché d’herbe et de terre. Abigaël resta immobile devant l’inscription notée à la peinture grise en lettres capitales sur le mur :

FAIS RECULER LES SONGES
ET LES IMAGINATIONS DE LA NUIT,
TERRASSE L’ENNEMI
AFIN D’ÉVITER LA SOUILLURE À TON CORPS

— Les hommes ont fait le tour, expliqua Patrick. Il n’y a pas de chaîne ou de pièce qu’on peut fermer à clé. Cette ruine ne permet pas de maintenir quelqu’un séquestré. Par conséquent, comme on pouvait s’y attendre, Victor n’a pas été retenu ici.

Abigaël fixait les phrases avec attention. Elles avaient été peintes peu de temps auparavant.

— Ce texte te dit quelque chose ? lui demanda Lemoine.

Elle porta une main à son crâne. Ce lieu, les hurlements de Victor, les découvertes sur son père…

— Non, non. Rien du tout. On dirait que ça a un rapport avec le sommeil, les rêves, les cauchemars. Victor a peur de s’endormir et du noir. Il y a sans doute un lien.

Patrick s’était accroupi à un mètre du message, en pleine réflexion.

— Si tu n’as jamais parlé de cette maison à la presse, comment Freddy aurait-il pu être au courant ?

— Je n’en sais rien. Je n’en ai jamais parlé. C’était enfoui dans mon passé.

— Frédéric m’a dit que Victor a hurlé en te voyant, qu’il n’y a que lorsque tu es sortie de la chambre qu’il s’est arrêté. Pourquoi il a réagi de cette façon, à ton avis ?

— Je l’ai déjà dit à Frédéric : je n’en sais strictement rien. C’était comme s’il me connaissait, mais moi, je ne l’avais jamais vu autrement que sur des photos.

— Tu es toute blanche, tu n’as pas l’air bien.

— On enquête sur un individu qui séquestre des enfants, et on se retrouve dans une maison qui m’a fait passer des nuits formidables. Difficile de crier de joie.

— T’es sûre de n’être jamais revenue ici ?

— Jamais.

— Tu es pourtant revenue à Loon-Plage pour voir le notaire, tu as dit. Tu t’es promenée dans la ville ou tu es repartie directement ?

— J’ai marché un peu le long de la plage…

— La plage est juste là, à une cinquantaine de mètres. Et tu ne serais pas repassée par cette maison, par hasard ?

— Va droit au but, Patrick. C’est quoi, cet interrogatoire ? Tu crois peut-être que c’est moi qui ai écrit ce message ?

— J’essaie juste de rester rationnel. Quand tu t’es promenée sur la plage, l’accident était encore frais, tu étais très perturbée, tu aurais très bien pu…

— … faire ça moi-même ? Comme la lettre que j’aurais prise dans le tiroir de Léa pour ensuite croire l’avoir trouvée dans les bois ?

Patrick Lemoine avait l’impression de tenir un essaim de guêpes enfermées dans un sachet fragile ; il devait y aller mollo.

— J’aimerais que tu me reparles très précisément de l’épisode du chat en peluche.

— Le chat en peluche ?

— Oui… Le soir de l’accident.

— Je l’ai déjà expliqué. Qu’est-ce que ça vient faire là ?

— S’il te plaît, Abigaël…

Abigaël inspira et se remémora chaque étape avec précision.

— Léa avait oublié son chat en peluche à la maison avant notre départ. On avait déjà chargé les bagages dans le coffre. Elle est retournée dans la maison le chercher et elle l’a mis dans sa valise.

— Il y a cette histoire de clé. Réexplique.

— Léa a ouvert la valise avec sa clé, a déposé le chat, a refermé, a rangé la clé dans sa poche, puis est partie s’installer dans la voiture.

— Et après l’accident, on a bien retrouvé la clé dans la poche de ta fille, et sa valise fermée dans le coffre. Et toi, tu as affirmé que le chat avait disparu.

— Il avait disparu !

— Exactement comme le pantalon à carreaux. Pantalon que Frédéric a retrouvé dans la penderie de Léa. Je fais fausse route, Abigaël ? N’as-tu pas cru avec la même conviction, la même certitude, que ce pantalon avait lui aussi été « volé » par Freddy dans la valise en même temps que le chat ?

— Si, mais…

— N’as-tu pas cru, également, que tu avais mis ta ceinture de sécurité le soir de l’accident ? Tu sais bien que tout cela n’est pas possible ?

— On en a déjà parlé maintes fois. Où est-ce que tu veux en venir, bon sang ? Pourquoi tu remets tout ça sur la table ?

— Tu es narcoleptique, Abigaël… Tu es une excellente psychologue — sans doute la meilleure qu’on ait eue à nos côtés —, mais ces dernières semaines, il y a ces choses qui tu tiens pour vraies, alors que… qu’on sait tous que ta mémoire te joue des tours. Je me dis que tu aurais pu revenir dans cette maison, par exemple à l’occasion de ta promenade sur la plage, et ne pas forcément t’en souvenir. Juste une dizaine de minutes effacées de ta mémoire.

— Tu plaisantes, j’espère ?

— Suis-moi.

Frédéric lui posa une main chaleureuse sur l’épaule pour la soutenir. Ils s’enfoncèrent dans un couloir dont le plâtre aux murs partait en lambeaux et où le plancher du dessus traversait le plafond.

Ils entrèrent dans ce qui devait être à l’origine une chambre.

Abigaël sentit son corps se déconnecter. Frédéric la rattrapa de justesse avant qu’elle s’effondre.

Juste en face, à hauteur d’yeux, le chat en peluche noir de Léa pendait au bout d’une corde.

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