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Frédéric se précipita sur la porte de l’appartement quand il vit la poignée tourner. Abigaël apparut dans l’embrasure, avec sa valise à la main. Fatiguée. Le retour de Nantes par les petites routes avait été interminable. Elle regarda son compagnon avec gravité puis se dirigea vers le canapé, avant de poser ses affaires et d’ôter son manteau.

— Mince, Abigaël ! Ça t’arrive de répondre au téléphone ? Il est plus de 21 heures ! Je me suis fait du mouron tout l’après-midi. Je pensais qu’il t’était arrivé quelque chose.

Abigaël se laissa choir dans le fauteuil. Frédéric s’installa à ses côtés et lui caressa le dos.

— Tu as les yeux rouges, tu es dans un drôle d’état. Tu m’expliques ?

Comme elle ne répondait pas, il comprit. Il fit glisser sa main vers le bras gauche de sa compagne. Souleva délicatement la manche et constata la présence d’un nouveau pansement. Une troisième brûlure. Trois mutilations successives, positionnées les unes à côté des autres, infligées en moins d’une semaine.

— Mon Dieu…

Abigaël remit sa manche en place et, après une hésitation, baissa son pantalon dans une grimace. Elle décolla très lentement le pansement collé à l’intérieur de sa cuisse droite. Frédéric écarquilla les yeux devant les inscriptions.

Qui est Josh Heyman ?

Découvrir les démons de JH

JH connaît intimement Léa et Arthur. Comment ?

Le dernier tatouage venait d’être fait, la peau autour était rouge. Il se leva, se lissant les cheveux vers l’arrière, et se mit à aller et venir comme un mathématicien qui cherche une solution à un problème complexe.

— Je ne voulais pas te le cacher plus longtemps. À chaque brûlure, j’ai fait un tatouage qui en explique la raison. C’est une double sécurité. Un moyen d’être certaine.

Elle remit le pansement en place et se rhabilla. Frédéric se dirigea vers une bouteille de whisky. Triple dose.

— Et la prochaine étape, qu’est-ce que ce sera ? L’automutilation ? Merde, tu te rends compte ? Ces tatouages, tu vas les porter à vie ! Chaque fois que tu feras ta toilette, chaque fois que… qu’on sera ensemble, ils seront là. Même dans des années, avec les brûlures, ils nous ramèneront sans cesse à cette période sordide. On ne pourra jamais oublier ni mettre cette affaire de côté.

— Le temps n’effacera jamais rien, de toute façon.

Dépité, Frédéric vint s’asseoir à ses côtés, plongea ses lèvres dans l’alcool.

— Qu’est-ce qui s’est passé là-bas, en Bretagne ? Pourquoi t’as écrit une chose pareille ? Que viennent faire Léa et Arthur là-dedans ?

— Après la visite à l’hôpital psychiatrique, je suis allée sur L’Île-Grande du côté nord, là où habite Josh Heyman. Je suis entrée dans sa maison et j’ai découvert quelque chose. Quelque chose qui m’a menée à une situation horriblement paradoxale.

— Attends… Tu veux dire que tu as pénétré chez l’écrivain par effraction ?

— Oui, on peut dire ça. Les portes étaient fermées et…

— Tu m’as affirmé que tu étais à Quimper.

— Je t’ai menti.

Frédéric but une grosse gorgée de whisky. Il fixa un long moment son verre sans rien dire. Abigaël lui passa une main dans le dos, il frissonna mais la laissa faire.

— Josh Heyman, alias Nicolas Gentil, cache un secret, Fred. Un secret qui l’a poussé à se trancher les dix doigts, le soir du 28 mars. Il s’est filmé pendant l’action avec un Caméscope. J’ai pu voir le film, il est sur mon téléphone. Quand on écoute attentivement la bande-son, on a l’impression que quelqu’un d’autre est présent dans la pièce, parce qu’il y a une espèce de gloussement juste avant que la lame de la guillotine tombe sur ses doigts. Gentil détourne les yeux, et murmure un « Pardon » inaudible. Tu veux voir le film ?

— Montre.

Elle lui tendit son portable et démarra la vidéo. Frédéric ne put contenir son dégoût lorsque les doigts se détachèrent de la main. Il rendit le portable à sa compagne.

— Et qui était à côté de lui ?

— Je ne sais pas. Je crois que ce gloussement venait d’un ordinateur portable que Gentil avait branché sur son écran géant.

— Tu as retrouvé l’ordinateur ?

— Gentil l’avait caché au-dessus d’une armoire, dans sa chambre. Imagine, Fred : Gentil raccorde son ordinateur à sa grande télé, se tranche les doigts et, malgré une souffrance qui doit être atroce, prend le temps d’éteindre la télé et de cacher le portable.

— Tes conclusions ?

— Je crois qu’il voulait que quelqu’un le voie s’amputer. Une espèce de mise en scène sordide pour un observateur anonyme. C’est plausible, l’ordinateur portable disposait d’une webcam.

— Mais ça n’explique pas pourquoi il l’aurait relié au téléviseur…

— Je pense que Gentil voulait être vu, mais qu’il voulait aussi voir quelque chose ou quelqu’un sur grand écran, juste avant de passer à l’acte. Et c’est à ce quelqu’un qu’il demande pardon. Il était peut-être en communication avec un autre individu, quelque chose dans le genre.

— Il est où, cet ordinateur ?

— L’accès au système d’exploitation est protégé par un code d’accès. Je l’ai déposé chez Gisèle. Il n’y en a pas deux comme elle pour cracker les codes d’accès.

— Gisèle ? Mais elle est à la retraite.

— Justement, je n’ai pas envie que toute la gendarmerie soit au courant. Je lui ai dit que c’était en rapport avec un truc personnel, sans dévoiler la véritable origine de l’ordinateur. Elle s’est jetée dessus, elle devrait me donner des nouvelles demain.

Frédéric vida son verre d’un trait et le fit claquer sur la table.

— Écoute, Abigaël. Tout ça, c’est du pur délire. Tu pénètres chez un type enfermé dans un hôpital psychiatrique, tu lui voles son ordinateur, tu rentres ici avec une nouvelle brûlure, des tatouages sur ta cuisse qui te font ressembler à une carte aux trésors et maintenant, tu…

Abigaël poussa vers lui le cahier et les trois dessins extraits de sa pochette.

— Tu devrais jeter un œil.

Frédéric soupira et prit le cahier. Les symboles ne lui disaient rien. Puis il retourna le premier dessin. Abigaël lui tendit également La Quatrième Porte.

— Tu ne trouves pas que la ressemblance est frappante ?

— Ce dessin a inspiré la couverture du livre d’Heyman, où est le problème ?

Elle désigna du menton l’autre dessin. Frédéric le retourna. Son visage s’assombrit.

— Une silhouette avec un maillot de foot, le numéro 9. Comme Arthur Willemez… Je comprends bien ton désarroi, mais on sait qu’Heyman s’est inspiré de notre affaire pour écrire son livre. Avec le plan Alerte enlèvement, la France entière sait comment était habillé Arthur le soir de sa disparition.

— Oui. Sauf que ce « Cro-Magnon » marqué en bas et qu’on retrouve ici dans le livre (elle ouvrit le roman à la page 387) pour surnommer le petit Quentin, c’est le vrai surnom d’Arthur. Celui que lui donnait son père dans leur intimité. Comme moi avec Léa pour « Perlette d’Amour ».

— Comment tu sais ça ?

— Je suis allée voir ses parents à Nantes.

— D’accord… On n’est plus à ça près, de toute façon. Et le prochain truc que tu vas m’annoncer, c’est que tu as tué Freddy de trois balles dans la tête ?

— Je n’avais pas le choix, je devais en avoir le cœur net. Mais ce n’est pas tout.

Elle lui présenta un dernier dessin.

— Celui-là, Nicolas Gentil l’a fait dans sa chambre, à l’hôpital psychiatrique. Regarde, c’est le tatouage de Léa.

Abigaël afficha une photo sur son téléphone portable et la plaça à côté du dessin que tenait son compagnon.

— C’est ce que m’a envoyé ton frère, hier soir.

— Parce qu’il est dans le coup, lui aussi ?

— Il ne sait rien, j’ai juste demandé la photo sans lui expliquer. Regarde. Le chat sur la cheville droite est rigoureusement identique à celui dessiné par Gentil. La forme, la taille, tout est pareil !

Frédéric compara. Ses mains se mirent à trembler. Cela rassura Abigaël, plus seule devant l’incompréhensible. Le gendarme réfléchit, manipulant le téléphone avec nervosité.

— OK… Essayons d’être rationnels, d’accord ? Ce dessin représente un chat avec des oreilles blanches et noires, et il ressemble beaucoup à celui de Léa. Mais ça reste un dessin. Et puis, le tatouage du chat est un modèle qu’on doit trouver dans toutes les boutiques de tatouage, il n’est pas unique. Des centaines, des milliers de personnes ont peut-être le même.

Abigaël retourna s’enfoncer dans le fauteuil en secouant la tête.

— Non, non. Le chat noir, associé à Perlette d’Amour, caractérise Léa, tout comme le maillot de foot et Cro-Magnon caractérisent Arthur. Deux choses intimes d’enfants kidnappés se retrouvent entre les mains d’un écrivain qui s’est tranché les dix doigts pour se punir. Il demande pardon, il y a sur le film des gloussements qui ressemblent à ceux d’un môme. Merde, Fred, tout a l’air relié, et Gentil est impliqué, j’en suis sûre !

— D’accord… Tu as raison, c’est étrange. Mais pour en revenir à Léa, ça confirme le fait que le romancier l’a croisée à un moment donné. On en a déjà parlé : il est sûrement venu dans le Nord pour mener des recherches, pour se documenter sur son roman. Par je ne sais quelle coïncidence, il aurait approché ta fille pour discuter avec elle ?

— Et il aurait vu le tatouage à sa cheville ? Et il aurait aussi croisé Arthur à Nantes, comme par hasard ? Tu crois vraiment à ce que tu racontes ?

Frédéric lui mit le téléphone portable et une photo médico-légale devant le nez.

— Et qu’est-ce que tu veux que je croie d’autre ? Ça, c’est la cheville de Léa. On était tous là, à l’IML, la nuit du 6 décembre 2014. Tu as bien identifié les corps, non ?

— Oui, oui. Mais… le visage était méconnaissable.

Frédéric soupira.

— Alors, c’est ça… Tu n’as pas encore fait le deuil… Tu traques des souvenirs de ta fille, des bribes de ce qu’elle a été. Au fond de toi, il y a de l’espoir. Mais quel espoir, Abigaël ? Tu connais l’issue, tout comme moi.

— Tu peux dire ce que tu veux, mais tu ne peux pas nier ces dessins ni le fait que Gentil sait quelque chose.

— Je ne nie pas, et si Gentil a quelque chose à voir avec notre affaire, crois-moi, on va le découvrir. Mais cette étrange quête que tu poursuis ne te ramènera pas ta fille. Une force essaie de te donner une raison d’exister. Tu poursuis une chimère. Depuis des mois, t’es en train de te détruire, psychologiquement, physiquement, et moi, j’ai l’impression d’être un spectateur impuissant. Qu’est-ce que je peux faire ? Dis-moi ? Dis-moi, et je te jure que je ferai tout mon possible.

Abigaël lui accorda une caresse.

— Aide-moi juste à trouver la vérité.

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