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Abigaël arriva à Étretat aux alentours de 15 h 30, sans incident de parcours, sans une seule goutte d’alcool dans le sang — sa première journée sobre depuis deux mois. À peine ressentait-elle une douleur aux poignets à cause de ses vieilles fractures. En route, elle avait cédé à une envie de s’assoupir quelques minutes après avoir passé Neufchâtel-en-Bray.

Si tout allait à peu près bien physiquement, l’épisode de la lettre et du pantalon à carreaux retrouvé par Frédéric dans le dressing de Léa lui avait mis un nouveau coup au moral. Elle avait retourné la maison, cherché le chat noir, en vain. Si Léa ne l’avait pas mis dans sa valise, pourquoi Abigaël ne le retrouvait-elle pas ? Et que signifiaient ces mots sinistres : « Je vais bientôt mourir » ?

Durant le trajet, Abigaël avait réussi à joindre les meilleures copines de sa fille en les appelant sur leur téléphone portable. Jamais Léa ne leur avait fait d’allusion aussi morbide, elle n’appartenait ni à des groupes sataniques ni à une secte quelconque. Elle ne sortait quasiment pas. Elle était en classe de cinquième, bon sang, une bonne élève pleine de lumière. Comment de tels propos s’étaient-ils glissés sous sa plume ? Abigaël avait demandé au téléphone si Léa avait eu un petit copain, les cinq filles lui avaient répondu par la négative. Restait une possibilité : Internet. Léa s’était-elle inscrite sur un réseau social type Facebook à son insu ? Communiquait-elle avec de mauvaises personnes ? Impossible d’en avoir le cœur net : la tablette électronique de Léa avait été réduite en miettes durant l’accident.

Une fois arrivée, Abigaël entra dans un troquet, au bord de la plage coincée entre les falaises. Son père lui avait raconté qu’il aimait venir ici tous les jours, s’asseoir sur un banc et regarder les vagues rouler sur les galets durant de longues heures. Pour lui, être assis à rêver, ça valait tous les voyages du monde. Abigaël voulait bien le croire, ce monde de craie, de verticales et d’arêtes plongeant droit dans la mer ne manquait pas de magie.

Elle considéra les bouteilles colorées derrière le comptoir et, déjà, ses glandes salivaires tournaient à plein régime. Elle imaginait le bruit agréable des glaçons contre le verre, l’acidité du citron, la brûlure de l’alcool blanc. Le garçon vint prendre la commande.

— Un… café.

L’interrupteur avait basculé au dernier moment dans sa tête, elle éprouva de la fierté d’avoir résisté à l’appel des bouteilles. Son petit noir fut bu rapidement — une vraie coulée de goudron —, puis elle se rendit en voiture devant la maison du chemin des Haules. Le rendez-vous était fixé une demi-heure plus tard. Puisqu’elle disposait de la clé, elle poussa le portail grinçant et pénétra dans l’habitation. La porte laissée entrouverte allait signaler sa présence au propriétaire.

Il faisait aussi froid dedans que dehors. Un vrai tombeau. Chauffage coupé. Du courrier par terre. Des publicités, des prospectus, une enveloppe avec le logo de la banque…

Elle posa le tout sur une vieille table en bois flotté. Le mobilier se réduisait au minimum vital et dégageait une froideur qui mettait la jeune femme mal à l’aise. Une télé sur un meuble hors d’âge, un canapé usé jusqu’à la corde sur lequel Yves dormait quand elle lui rendait visite avec Léa. Un manque total de confort. Son père avait sacrifié sa vie pour les autres et l’État. Il aurait mérité mieux que ça.

Emmitouflée dans son blouson, elle fit un rapide tour de la cuisine, puis de la chambre. Les différents tomes de la BD XIII alignés sur un meuble. Sur un mur, face au lit, un patchwork de photos : son père et elle, ensemble… Des prises de vues maladroites, parfois, des instants de vie. Là, un vieux cliché, où on la voyait, à 8 ans, avec une femme brune aux cheveux courts. Abigaël savait qu’il s’agissait de sa mère, mais elle n’en gardait que des souvenirs morcelés, très flous. Elle avait noté dans ses cahiers de rêves que sa mère était morte quand elle avait 9 ans, au fond d’un lit d’hôpital. Dès lors, il avait fallu grandir toute seule, entre maladies, fractures, assistantes à domicile qui jouaient tant bien que mal le rôle de mère — sans le côté affectif.

Il y avait beaucoup plus de clichés d’Yves avec Léa que d’Yves avec elle. Il adorait sa petite-fille, et sans doute reportait-il sur elle tout ce qu’il avait loupé avec sa propre enfant. Une autre photo, plus récente, le montrait sur un ponton avec des bateaux en arrière-plan. Il souriait. Avait-il connu une ou plusieurs femmes, ces dernières années ? Avait-il été heureux ?

Regrets, amertume. Elle décrocha les photos et les mit dans sa poche. Un coup d’œil aux papiers administratifs rangés dans un coffre métallique au fond d’une armoire. Il y avait là tous les documents en relation avec son ancien métier de douanier. Fiches de paie, points de retraite, mutuelle, lettre de démission… Et ses relevés de compte, gardés depuis des années. Elle les scruta, toujours avec cette phrase en tête : « J’espère que tu trouveras la vérité, autant que je souhaite que tu n’y arrives jamais… »

Elle vida les armoires, récupéra la collection de bandes dessinées, trouva quelques médailles qui témoignaient de ses états de service dans la lutte contre les narcotrafiquants. Là, une photo d’Yves devant plus de deux tonnes de cocaïne, datée du début des années 2000. Son père et ses collègues avaient contribué à faire tomber la branche française d’un cartel mexicain ultraviolent. Il lui avait confié cet exploit huit ans après les faits, pour des questions de sécurité. Combien d’opérations de ce genre avait-il menées sans jamais l’en informer ? Combien de secrets avait-il emportés avec lui ?

Elle fit quelques allers et retours jusqu’au coffre de sa voiture chargé de paperasse, de vêtements, de bricoles, comme une vieille radio ou un sextant, quand le propriétaire arriva. Un type bedonnant, au pantalon trop court et qui sentait la friture. Il tenait des papiers enroulés dans sa main.

— C’est terrible ce qui est arrivé à votre père, je suis désolé.

Il entra, fit un rapide tour de l’habitation, histoire de vérifier que tout était en ordre. Abigaël proposa de lui laisser l’ensemble du mobilier, ainsi que la télé. Elle ne voulait pas s’encombrer alors qu’elle cherchait à déménager.

— Je veux bien, fit-il. Vous savez ce qui m’a alerté, ce qui m’a fait comprendre qu’il y avait un truc bizarre avec votre père ? C’est que, chaque premier du mois, j’avais le chèque dans ma boîte aux lettres, toujours avant 9 heures du matin. Durnan était réglé comme une horloge suisse.

— C’était bien lui, ça.

— Je n’ai rien eu le mois dernier, mais je ne me suis pas inquiété, il était tellement réglo que je me suis dit qu’il me paierait le mois suivant. Quand je n’ai pas eu le chèque de février, j’ai su que quelque chose clochait. Alors, je vous ai appelée. Il m’avait laissé votre numéro sur le contrat de location.

— Il vous avait laissé d’autres numéros de téléphone ?

— Non. Que vous.

— Vous l’avez souvent croisé, mon père ?

— Justement, je voulais vous en parler. Jamais vu un locataire aussi invisible. Je vois que vous avez jeté un œil à ses papiers. Avez-vous trouvé ses factures EDF/GDF ou d’eau ?

— Non, je ne crois pas qu’elles y étaient.

— Elles auraient dû pourtant, vous ne croyez pas ?

Abigaël dut admettre qu’il avait raison, puisque son père archivait tout. L’homme se dirigea vers la table, chaussa une paire de lunettes et posa ses feuilles. Il les lui tendit les unes après les autres.

— J’ai demandé des relevés de compteurs. Ce sont ses consommations en gaz, eau et électricité de ces deux dernières années.

Abigaël prit les feuillets et fronça les sourcils.

— Elles sont… nulles ?

— À peu de chose près, oui. Votre père ne payait que les abonnements, directement prélevés sur son compte en banque. J’ai demandé les détails, je voulais savoir d’où venaient tout de même les infimes quantités consommées. Il y a quelques pics à ces dates-là.

Abigaël considéra les relevés puis les reposa d’une main tremblante. Les dates de consommation correspondaient à celles où Léa et elle étaient venues lui rendre visite.

— Mon père ne vivait pas ici…

— J’ai bien l’impression que non.

Une fois le choc de la nouvelle passé, Abigaël ressentit de la colère envers son père. Pourquoi lui avait-il menti ? Pourquoi leur faire croire qu’il habitait cet endroit ? Pour quelle raison les laisser penser à cette existence paisible à Étretat si ce n’était pas le cas ?

À ce moment-là, elle lui en voulut : il était réapparu brusquement dans leurs vies un vendredi soir et il lui avait volé Léa, dissimulé derrière des apparences de grand-père attentionné. Pourquoi ces mensonges ?

Abigaël essaya de se mettre à la place d’un homme de 56 ans, solitaire, venu louer un lieu qu’il n’habitait vraisemblablement pas. Où vivait-il ? Chez quelqu’un ? Une compagne ? Un ami ? Un ancien collègue ? Elle sortit soudain les photos de sa poche, chercha celle où son père se tenait sur le ponton d’un port.

— Une idée de l’endroit où cette photo a pu être prise ?

L’homme consulta le cliché avec attention. Les bateaux juste derrière, les immeubles encore plus loin, en arrière-plan…

— On dirait Le Havre, du côté du port de plaisance. Oui, c’est bien Le Havre.

Le Havre… Qu’est-ce que son père fichait au Havre ? Il avait autant le pied marin qu’un fer à repasser. Abigaël le remercia, régla les dernières formalités et sortit. Une fois à sa voiture, elle se sentit incapable d’aller directement dans un hôtel, où elle risquait de toute façon de sombrer dans des plaisirs éthyliques. Le Havre n’était même pas à trente kilomètres de là. Elle posa le porte-clés en forme de gouvernail et la photo d’Yves sur le tableau de bord et se mit en route.

Son téléphone sonna.

— Oui, Frédéric.

— Je… Je voulais m’excuser, pour ce matin. J’ai été maladroit et…

— C’est oublié.

— Comment se passe ton voyage ?

— J’ai fait une découverte, je ne sais pas encore quoi en penser. Je crois que mon père menait une double vie. Il n’habitait jamais la maison qu’il louait à Étretat. Entre ça et la lettre de Léa, je dois t’avouer que… c’est difficile.

Il y eut un silence.

— Yves a peut-être rencontré quelqu’un, supposa Frédéric. Une femme chez qui il logeait ?

— J’y ai pensé. Mais pourquoi continuer à payer huit cents euros de loyer, dans ce cas ? Pourquoi, dès le premier mois, il n’a consommé ni eau, ni gaz, ni électricité ? Pourquoi avoir fait disparaître les factures ? Non, il y a quelque chose de pas clair. Mon père a pris cette maison pour faire croire à une vie qui n’était pas la réalité. Il était physiquement atteint quand il est venu chez moi. Tracassé, amaigri.

— Ça a toujours été son tempérament. Trop nerveux, trop…

— Non, non, il y a autre chose, j’en suis sûre. J’ai trouvé un mot dans ses affaires à mon intention, il parlait de « trouver la vérité ». C’est comme s’il essayait de me guider mais sans vraiment le vouloir. Je file au port du Havre, j’ai une piste et je veux comprendre.

— Le Havre ?

— Sur le trousseau de mon père, il y a une clé marquée Matriochka. C’est celle d’un bateau, je crois. Il ne t’en a jamais parlé ?

— Un bateau ? Comment ton père pourrait posséder un bateau ? Et depuis quand ?

— C’est ce que je vais essayer de découvrir.

Le soleil couchant faisait scintiller la mer. Les mouettes et les goélands jouaient avec les courants d’air, filant comme des torpilles. Abigaël parla au téléphone encore quelques minutes et raccrocha. Elle lança un dernier regard vers les grandes falaises qui disparaissaient peu à peu dans l’obscurité, avant de bifurquer et de s’éloigner dans la campagne. Devant elle, sur le tableau de bord, la photo d’Yves, tout sourire, en train de prendre la pose devant les bateaux.

Et l’impression horrible qu’un masque de mensonges recouvrait son visage.

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