— Oh ! Madame ! Ça va ?
Abigaël ouvrit grands les yeux et regarda autour d’elle. Une pièce carrée… Des gens assis sur des chaises, le visage impassible ou le nez plongé dans un magazine… Elle mit quelques secondes à quitter les marécages de Floride de son rêve et à se rappeler qu’elle se trouvait dans une salle d’attente de l’hôpital Roger-Salengro, tôt ce matin-là. Elle adressa un pâle sourire à l’homme qui lui avait tenu le bras pour l’empêcher de tomber.
— Oui, ça va. Je m’étais assoupie. Désolée.
« Assoupie », le mot était faible : elle avait sombré dans un profond sommeil paradoxal en l’espace d’un battement de cils. Elle recouvra rapidement ses esprits. Depuis la découverte de cette histoire de prise d’essence à Bosc-Mesnil, la semaine précédente, Abigaël avait l’impression que plus rien ne tournait rond. Elle s’endormait de plus en plus souvent de façon impromptue en plein jour et rêvait de son père en permanence. Chaque fois, il lui fonçait dessus et la tuait, un grand sourire aux lèvres, mettant un terme à son rêve. Comme si, au plus profond d’elle-même, son inconscient l’empêchait de s’approcher du but.
Elle en revenait toujours à la même question : avait-il provoqué le hasard ? Qu’avait-il fait entre le 4 et le 5 décembre 2014 ? S’était-il arrangé pour manquer d’essence et ainsi se retrouver sur la route en travaux, cette fameuse nuit du 6 ?
Elle avait creusé dans tous les sens pour se retrouver face à un mur : impossible d’entrer dans la tête de son père et de comprendre le lien entre les différents événements qui, depuis plus de quatre mois, la rendaient folle.
Comme elle ne voulait rien négliger dans sa quête et tentait tout ce qui lui passait par la tête, elle attendait pour un rendez-vous entre les murs de l’hôpital où elle s’était réveillée le jour de l’accident. Il lui fallait absolument vérifier un détail.
Le docteur Laëtitia Libert finit par l’appeler et l’invita à s’asseoir dans son cabinet. Abigaël se sentait mal à l’aise face à la spécialiste. Ce visage était le premier qu’elle avait vu à son réveil le matin du drame.
— Vous remontez la pente ? demanda Libert.
— C’est compliqué mais… j’ai du soutien.
Le médecin mit ses mains sous son menton.
— Expliquez-moi pourquoi vous êtes ici.
— Pour éclaircir les circonstances exactes de l’accident.
— Il n’y a pas eu de rapport établi par les gendarmes ?
— Si, mais rien n’est clair. Je suppose que vous avez fait un tas d’examens, toxicologiques notamment, quand je suis arrivée à l’hôpital.
— Évidemment.
— J’aimerais que vous regardiez dans mon dossier médical et que vous me disiez s’il y avait la présence de toxines ou de psychotropes dans mon sang ou mes urines.
Libert parut d’abord surprise. Puis elle chaussa une paire de lunettes et consulta l’écran de son ordinateur. Après quelques manipulations, elle fut en mesure de répondre.
— En effet, présence de Propydol dans les urines, à une concentration de 4,7 microgrammes par millilitre.
Abigaël eut l’impression de recevoir un uppercut en pleine figure. Presque 5 microgrammes, la dose relevée par les analyses lorsqu’elle prenait son traitement.
— Au bout de combien de temps le Propydol ne devient-il plus détectable dans les urines après absorption ?
— Environ six heures pour les urines et trois heures pour le sang.
Abigaël sentit un flux de lave monter dans sa gorge.
— Mais pourquoi vous ne m’avez jamais signalé cette présence de Propydol ?
— Pourquoi ? Parce que votre dossier signale que vous êtes narcoleptique depuis l’âge de 8 ans et sous un traitement au Propydol depuis 2005. Il était donc tout à fait logique qu’on en retrouve dans votre organisme, vous ne croyez pas ?
Abigaël se leva de sa chaise. Elle dut s’appuyer contre le dossier, de peur de tomber.
— Non, ça n’était pas logique. Je savais qu’on allait partir en pleine nuit, je voulais essayer d’être vigilante au moins une partie de la route. Quand… Quand on a quitté la maison, ça faisait presque trente heures que je n’avais pas pris de Propydol. Vous n’auriez pas dû en détecter dans mon organisme.
Abigaël quitta le cabinet précipitamment. Une fois dans sa voiture, elle explosa en sanglots. Conclusion limpide : son père, son propre père l’avait droguée avec le Propydol. Elle cogna sur son volant en hurlant et s’effondra, la tempe collée contre la vitre, la bouche grande ouverte d’épouvante. Sa lèvre inférieure était repliée, formant un étrange S. Mais la paralysie n’empêchait pas son esprit de carburer. Elle se rappelait ce café qu’Yves lui avait proposé dans la voiture. Elle comprenait mieux à présent son irrésistible envie de dormir juste après, et cet immense trou noir autour de l’accident.
Pourquoi avait-il fait une chose pareille ?
Deux ou trois minutes plus tard, la marée se retira et Abigaël retrouva presque aussitôt la sensation de son corps. Elle contracta les mains plusieurs fois, fit travailler ses zygomatiques, puis démarra et fonça vers l’institut médico-légal de Lille.
Hermand Mandrieux tapait un rapport quand il la vit débarquer dans son bureau sans frapper. Il comprit immédiatement qu’elle n’était pas dans son état normal.
— Abigaël ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Ma fille… Ma Léa… Je veux que tu me dises si les analyses toxicologiques de référence ont révélé la présence de Propydol dans son organisme.
— Calme-toi, d’accord ?
— Je ne peux pas me calmer. Mon père m’a droguée avec mes propres médicaments, la nuit de l’accident. Léa s’est rapidement endormie. J’ai besoin de savoir s’il l’avait droguée, elle aussi.
Hermand la considéra avec étonnement.
— Pourquoi ton père aurait-il fait une chose pareille ?
— Les analyses, s’il te plaît.
Le médecin légiste retrouva le rapport toxicologique sur son ordinateur. Il consulta les notes et secoua la tête.
— Non, aucune trace de GHB dans l’organisme de Léa.
Abigaël fit le tour du bureau pour consulter l’écran de ses propres yeux. « Sujet Léa Durnan »… Négatif à toutes les recherches de psychotropes, stupéfiants, monoxyde de carbone, métaux dans le sang.
Elle n’y comprenait plus rien. Pourquoi son père l’aurait-il droguée, elle, mais pas sa fille ? Tout tournait dans sa tête. Elle pensait à l’histoire des ceintures de sécurité, à la gravure de cet œil sur l’arbre, « J’ai vu ce qui s’est passé à 3 h 43 », au mot de Léa. Elle se rappelait aussi les propos de Zieman, au moment où il l’agressait : « Tu devrais être morte à l’heure qu’il est. Mais c’est ton père qui s’est fracassé à ta place. Il s’en est bien tiré, cet enfoiré. Et toi aussi. »
Une histoire à se cogner le crâne contre le mur. Elle s’excusa auprès d’Hermand et rentra à l’appartement. Sur son tableau en liège, elle ajouta dans l’enchaînement des événements : « Papa m’a droguée, mais pas Léa. » Puis elle appela Frédéric pour lui faire part de ses dernières découvertes. Il décrocha en respirant fort. Il marchait au pas de course.
— Excuse-moi, Abigaël, je n’ai pas le temps, je file vers ma voiture.
— C’est important, je…
— On vient de retrouver un enfant. Vu la description, on pense qu’il s’agit de Victor.
Abigaël s’immobilisa au milieu de la pièce.
— Victor ? Où ? Où se trouve le cadavre ?
— Ce n’est pas un cadavre, Abigaël. Victor est vivant !