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En ce début de juin, Abigaël ignorait encore qu’elle allait commencer à se brûler avec des cigarettes quelques jours plus tard, à se tatouer, acheter La Quatrième Porte, enquêter sur un écrivain nommé Heyman et sombrer progressivement dans une enquête qui allait dépasser tout ce qu’elle pouvait imaginer.

Oui, à ce moment-là, elle ignorait tout cela, elle était assise sur la plage de Malo-les-Bains, le nez au vent, les yeux fixés sur le rivage. Un vent tiède soulevait le sable des dunes dans son dos et faisait onduler sa tunique vert pâle. Pas grand monde au bord de la mer. Une poignée de promeneurs et deux ou trois cerf-volistes.

Derrière ses lunettes de soleil, elle observait une femme et son fils, au loin sur la droite, installés sur une grande couverture bleue. Elle mangeait un sandwich et le gamin observait l’horizon sans bouger, insensible à la belle nature, au ballet des mouettes et à la mer qui roulait timidement ses vagues. Soixante-huit jours après avoir échappé à l’enfer, Victor poursuivait la longue et pénible phase de reconstruction. Cela prendrait sans doute des mois avant qu’il puisse espérer mener de nouveau une vie normale. L’esprit humain est une mécanique formidable et même quand les pièces se grippent ou cassent, il fonctionne encore. Mais quand on frappe sur tous les engrenages à coups de masse…

Le garçon était suivi par la même psychologue depuis le début, une personne avec laquelle il lui arrivait parfois de rire, avant de retrouver ce regard vide qui le caractérisait désormais. Un bon neurologue s’occupait de son sommeil plusieurs fois par semaine. Sans son traitement chimique, Victor serait sûrement déjà mort.

Sa mère avait tout plaqué : sa vie d’avant, sa maison et sa ville, Amboise, où son fils avait été kidnappé. Elle louait un petit appartement à Malo, pas très loin de l’hôpital où l’on soignait Victor, sans doute parce que, pour le moment, elle n’avait nulle part ailleurs où aller. Elle devait d’abord s’occuper de son fils, tout lui donner, être à son chevet quand il criait au milieu de la nuit. Victor était à la fois sa bouée de sauvetage et l’ancre qui la coulait au fond de l’océan.

La mère prit son fils par la main et l’emmena au bord de l’eau. Elle enroula les ourlets au bas de son jean. Il était trop habillé pour la saison, sans doute pour éviter que les regards ne s’attardent sur les vingt-huit taches blanchâtres et indélébiles laissées par le laser.

Tout en les observant, Abigaël tournait et retournait une feuille entre ses doigts, sur laquelle se trouvaient toutes les lettres tatouées sur le gamin. Elle, comme les gendarmes, avait passé des journées entières à essayer de reconstituer un message. Que cherchait à leur dire Freddy à travers Victor ? Pourquoi ne donnait-il plus signe de vie ? Allait-il finir par relâcher un autre enfant ? Quand ? L’attente des parents, des gendarmes, de toutes les personnes mobilisées pour résoudre cette affaire était insupportable.

Dans le creux de sa main, la mère écopa un peu d’eau qu’elle lança en direction de son fils, comme pour l’amuser. Mais Victor restant immobile, elle finit par remballer sa bonne humeur. À la voir se tourner, s’éloigner et poser ses paumes sur son visage, Abigaël comprit qu’elle pleurait.

Deux mois avaient passé depuis la libération de Victor. Deux mois durant lesquels le dossier Freddy n’avait pas beaucoup avancé ou, en tout cas, beaucoup moins que ce que les gendarmes avaient espéré. Ils avaient remué ciel et terre et mené des enquêtes de proximité pointilleuses dans les alentours de Loon-Plage, sans résultat. L’enfant avait bien délivré quelques informations dans les premières quarante-huit heures, puis les souvenirs s’étaient réfugiés derrière une barrière infranchissable. Patrick Lemoine et Frédéric avaient senti ce glissement sournois vers le mutisme : les mots n’étaient plus sortis de la bouche de Victor, comme si on avait éteint un interrupteur dans sa tête. La section de recherches restait en rapport étroit avec la mère. Un jour, peut-être, Victor raconterait plus en détail, mais il allait falloir que le démon incrusté sous son crâne se décide à repartir dans son antre.

En interprétant les propos du gamin, les gendarmes en avaient déduit que les enfants étaient enfermés dans un endroit sans fenêtre, séparés les uns des autres par des cloisons en pierre ou en brique. Ils vivaient sur de la paille et disposaient d’un matelas pour dormir. Certains gendarmes pensaient à une ferme, mais pour d’autres, cela pouvait être n’importe quelle cave aménagée. De temps en temps, apparaissait de la lumière blanche dans la prison. Avec ses mots, Victor racontait avoir marché souvent dans l’herbe, entre des murs, là aussi. Du moins, c’était ce qu’il avait pu percevoir à travers le bandeau que Freddy lui mettait sur les yeux chaque fois qu’il se rendait à l’extérieur pour prendre l’air. Il parlait sans doute d’un jardin isolé, à la campagne…

Le jeune garçon n’arrivait pas à décrire ses camarades d’infortune, ne connaissait pas leur prénom, mais il avait pu toucher leurs visages en silence, quand Freddy les regroupait pour les nettoyer à grandes eaux. L’enfant mangeait des haricots, des raviolis, des saucisses, bref, toutes sortes de conserves qu’on peut acheter dans n’importe quel magasin sans se faire repérer. Il n’avait pas expliqué l’utilité de cette « machine » qui l’effrayait tant.

De son ravisseur, Victor n’avait rien dit, il ne connaissait que sa voix, son odeur, et sa tête de renard. C’était donc bien lui qu’Abigaël avait vu dans les bois la nuit de l’accident, et que son père, Yves, avait failli percuter. Victor avait par ailleurs affirmé que Freddy était seul. Jamais, durant sa détention, le gamin n’avait entendu une autre voix.

Alors, si Freddy n’avait pas de complice, qui était le type au crâne défoncé dans le coffre du Kangoo ? Ces énigmes hantaient Abigaël, de jour comme de nuit.

Grâce à la patience et à l’acharnement de Patrick Lemoine et de Frédéric pendant ces deux jours avant le blocage psychologique, Victor avait réussi à parler du « démon ». D’après lui, tous les Numéros détenus là-bas le craignaient. Tous avaient fini par le voir et l’entendre, dès les premiers signes de l’endormissement. Tous, sauf le Numéro 4, Cendrillon. Parce qu’elle venait d’arriver et que, quand on était nouveau, il fallait du temps et beaucoup d’heures de « machine » avant de voir le démon. Mais Victor savait que le démon finirait par la coincer, elle aussi… Il s’était rappelé ses sabots qui claquaient contre le sol, son souffle bruyant et chaud… Puis la porte qui se mettait à grincer au milieu des ténèbres… Ensuite, il sautait sur leur poitrine. Puis les enfants voyaient toutes les flammes de l’enfer brûler au fond de ses yeux de braise. Et ils avaient beau essayer de hurler, impossible. Ils étaient prisonniers de leur terreur.

Voilà peu de temps, la psychologue de Victor lui avait montré le dessin d’un incube, sans lui dire de quoi il s’agissait. Aucun doute face à la réaction de l’enfant : c’était bien ce monstre aux pieds de bouc qui venait encore l’effrayer de temps en temps. Celui qu’Abigaël avait vu traverser, la nuit de l’accident. Freddy.

L’incube… Le démon du sommeil… Cette bête informe que voyaient certains individus souffrant de la paralysie du sommeil. Toujours la même description, à peu de chose près. L’incube était sans doute la matérialisation de nos peurs et cauchemars les plus profonds, une image générique, peut-être inscrite dans les gènes et créée par notre subconscient.

Abigaël avait estimé que les marques de sabot laissées par Freddy sur la poitrine de Victor — et sûrement des autres captifs — n’étaient là que pour accroître la crédibilité du monstre. Elles concrétisaient leurs horribles visions et rendaient le démon réel.

Au loin, la mère ramassait les fruits de la mer : des couteaux, des coquillages, peut-être quelques os de seiches qu’elle offrirait ensuite aux oiseaux. Elle tournait le dos à son fils, dans la mer jusqu’à mi-mollets. Abigaël serra ses genoux contre son torse, elle ignorait précisément la raison de sa présence ici, à observer secrètement ces existences déchirées. Sans doute parce qu’elle ne comprenait toujours pas les hurlements de Victor lors de leur rencontre à l’hôpital. Sûrement aussi parce qu’elle enviait cette mère ayant retrouvé l’être perdu. Elle aurait tout donné pour qu’on lui rende Léa. Elle se serait tellement battue pour qu’elle vive, pour la protéger.

Pourquoi ne l’avait-elle pas fait ? Pourquoi son propre père la lui avait-il volée ? Abigaël l’ignorait et ne saurait vraisemblablement jamais. Yves était-il un dépressif à tendance suicidaire ? Avait-il suivi un traitement ? Il n’avait jamais consulté le moindre médecin traitant à Étretat, Abigaël avait vérifié. Mais Xavier Illinois, ou qui qu’il fût, avait-il laissé traîner un dossier médical quelque part ? Si oui, impossible de mettre la main dessus. Et si personne n’arrivait un jour à décrypter son fichu message, alors la piste s’arrêterait là. Définitivement. Abigaël se sentait fatiguée. Rongée par toute cette affaire.

Derrière elle, des mouettes s’envolèrent en criant. Abigaël se retourna, observa le sommet de la dune. Il lui sembla qu’une silhouette se découpait dans la lumière. Le temps qu’elle ajuste ses lunettes de soleil, il n’y avait plus rien. Mais un filet de sable s’écoulait dans la pente. Les mouettes ? Le vent ?

Ou autre chose ?

Depuis des semaines, Abigaël avait en permanence l’impression d’être observée. Elle songeait souvent au Horla de Maupassant. Frédéric disait qu’elle se faisait des idées, sans doute avait-il raison. Mais quand même, elle n’avait jamais pu oublier les deux types surgis à son domicile pour la tuer.

Devant elle, Victor avait encore progressé dans l’eau, qui lui arrivait désormais au torse. Abigaël sentit ses poils se hérisser. Chaque cellule de son corps se rappelait le drame de ses 13 ans. Ça s’était passé de la même façon : la mer du Nord, les vagues. Deux, trois brassées, et plus rien. Elle avait coulé, consciente, mordue par le serpent qui l’avait entraînée au fond. Les giclées de sel et de sable dans les yeux. L’eau dans ses narines, à l’assaut de sa gorge. Elle avait essayé de retenir son souffle le plus longtemps possible, jusqu’à cette impression terrible que la poitrine va exploser. Puis il avait fallu ouvrir la bouche, gonfler les poumons. Respirer la mort.

La mère de Victor avançait plus loin, seule, le nez au sol. Une vague submergea une première fois l’adolescent. Abigaël se redressa, en alerte. Malgré le danger, Victor poursuivit sa marche et, comme elle vingt ans plus tôt, disparut soudain de la surface.

Elle se mit à courir en criant, mais la mère ne réagissait pas, le vent contraire couvrant ses hurlements. Les autres promeneurs évoluaient trop loin. Elle s’arrêta au bord de l’eau, le ciment de la peur coulait dans ses veines, durcissait ses muscles. Un vrai bloc de pierre. Victor réapparut, se débattant comme un diable, avant de sombrer de nouveau.

Abigaël s’effondra, les genoux et les mains dans le sable, comme un enfant en panique. Elle criait, criait, et n’arrivait pas à entrer dans l’eau, la toucher. Pire que du barbelé. La marée montait, les vagues déferlaient, nombreuses, ourlées d’écume. Elle vit une main jaillir de la surface, se contracter dans l’air comme pour attraper de l’oxygène. Une mouette rieuse sembla se moquer, tandis qu’en retrait la mère accourait.

Tout à coup, un autre bras fendit l’écume et attira Abigaël dans les remous. Une poigne de forgeron la plaqua au fond de l’eau et lui tenailla la nuque. Elle ouvrit les yeux et distingua la petite fille sans visage, penchée sur elle.

Elle ne hurla plus que des bulles d’air avant que le liquide pénètre sa trachée et ses poumons.

Encore une fois, elle connut l’horreur de la noyade.

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