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Il commençait à faire sombre en cette fin du premier jour de l’été. Tandis que les derniers rayons du soleil disparaissaient derrière les nuages, les grosses silhouettes d’acier se dessinaient le long de l’aéroport de Lille-Lesquin. Entre le ronflement des avions et celui des voitures qui traçaient sur l’autoroute A1 pas loin, Abigaël suivait les indications du GPS de façon mécanique, pendant que ses pensées divaguaient. Elle revoyait en boucle les photos de Léa sur Internet, son sourire, la manière dont elle s’était livrée à Freddy…

Après quelques kilomètres en pleine campagne, elle s’arrêta sur le bas-côté, le long d’un champ de maïs. Elle s’engagea à pied au milieu des plants en pleine pousse. D’après l’appareil, il lui restait sept cents mètres à parcourir dans cette direction. Elle atteignit un petit bois de forme carrée d’une trentaine de mètres de côté, à la végétation touffue et anarchique, fit encore quelques pas pour s’enfoncer entre les arbres. Le GPS indiquait qu’elle était arrivée à destination.

Que chercher à présent ? Qu’est-ce que son père était venu faire dans ce coin paumé ? Elle fixa les clôtures de l’aéroport sur l’horizon hachuré par les troncs. Yves avait longtemps travaillé à la direction des douanes de Lesquin, pas loin de là. Un rapport existait forcément.

Elle tourna sur elle-même, indécise. Hormis des arbres et des buissons au milieu de champs, il n’y avait rien. Elle vérifia de nouveau les coordonnées, elle se tenait pourtant pile au bon endroit. Elle scruta chaque centimètre carré de verdure autour d’elle jusqu’à repérer, à quelques mètres, le symbole XIII gravé au couteau sur un tronc, à hauteur d’yeux.

Son père était donc bien venu ici, à l’endroit exact où elle se trouvait. Et, selon toute vraisemblance, il avait inscrit ce signe XIII à son intention. La phrase laissée dans l’une de ses BD, « J’espère que tu trouveras la vérité, autant que je souhaite que tu n’y arrives jamais… », prenait ici toute sa dimension. Abigaël aurait pu ne jamais découvrir ce lieu.

Elle s’agenouilla au pied de l’arbre et se mit à creuser la terre sans réfléchir. Qu’aurait bien pu faire Yves à cet endroit, si ce n’était enterrer quelque chose ?

Très vite, son intuition se confirma. Ses doigts couverts de terre butèrent contre une surface plane. Une énorme valise noire à coque rigide avec des renforts métalliques. Elle l’extirpa du sol. Ça devait bien peser une trentaine de kilos. Abigaël sentait son cœur battre de plus en plus fort, imaginant toutes sortes de choses à l’intérieur. Elle repensa à l’Indien moustachu et à Zieman, à leur détermination pour récupérer cette valise.

L’ouverture était protégée par un cadenas à quatre molettes de vingt-six lettres chacune. Un dernier obstacle avant la vérité, un ultime tour de passe-passe d’Yves, fin stratège. Sans l’ombre d’une hésitation, Abigaël composa le X I I I.

Un déclic. L’ouverture.

La grosse valise était remplie de petits parallélépipèdes blancs de taille identique, alignés comme des liasses de billets. Chacun d’entre eux avait été emballé avec soin dans du film transparent. Abigaël en sortit un de son compartiment et en arracha l’emballage. Au départ, le pain garda sa forme compacte mais, en grattant un peu, il s’effrita en poudre blanche.

Il y en avait pour une fortune.

Aussitôt, les images se bousculèrent dans son esprit. Elle revit les traces d’aiguille sur les avant-bras de son père, alors qu’il tenait le volant… La fausse identité de Xavier Illinois… Le bateau sur le port du Havre, peut-être utilisé pour le transport… Les deux affreux qui l’avaient agressée, qui fouillaient, qui cherchaient la poudre… Tout était lié à cette fichue valise.

Abigaël lâcha le pain de cocaïne. Alors tout ça pour ça ? Son père, Yves Durnan, était passé de l’autre côté de la frontière ? Un trafiquant de drogue ? Abigaël écrasa deux poings rageurs sur les morceaux de paradis artificiel. Le château de cartes de sa vie déjà fragile s’effondrait définitivement. Yves lui avait pris Léa, et désormais, il lui volait tout le reste.

Au milieu de ces kilos d’or blanc reposait une enveloppe fermée. Elle la décacheta et en sortit plusieurs feuilles manuscrites datées du 4 décembre 2014, l’avant-veille de l’accident. Elles lui étaient adressées.

Elle voulut s’appuyer contre le tronc derrière elle, mais tomba dans le vide. Elle se retourna : l’arbre se trouvait beaucoup plus loin qu’elle le pensait. Sourcils froncés, elle regarda les alentours, soudain en proie au doute. Dans une trouée face à elle, la grande tour de contrôle rouge et blanche, avec son radar en rotation. Il y eut un petit coup de vent tiède, la lettre frissonna entre ses doigts. Elle souleva la manche de son sweat et constata la présence des brûlures pour se rassurer.

Alors, assise sur la terre, elle lut :

Ma chérie,

Tu dois me prendre pour un monstre, pour la pire des ordures, et tu as toutes les raisons de le penser. J’en suis tellement désolé. J’aurais aimé être en face de toi pour pouvoir tout t’expliquer de vive voix, car c’est une longue, très longue histoire. Mais si tu te retrouves ici, à déterrer cette valise pleine à craquer de drogue, c’est que je ne l’ai pas fait moi-même et que, par conséquent, je dois être mort à l’heure qu’il est.

Je vais tout t’expliquer et, ensuite, tu iras voir la police, tu leur donneras la lettre et les trente-cinq kilos de cette cocaïne ultrapure en provenance du Mexique. Mais auparavant, laisse-moi te féliciter car, si tu te trouves ici, c’est que tu as su remonter la piste que j’avais laissée pour toi et toi seule, au cas où il m’arriverait quelque chose. Je souhaitais que tu viennes ici, un jour, tout comme je souhaitais que tu n’y viennes jamais. Tout était suffisamment complexe pour que ça prenne du temps, que personne ne puisse découvrir cette valise et que, pourquoi pas, tu échoues. Mais tu n’as pas failli.

La clé de bateau dans mes affaires a d’abord dû t’intriguer. Ensuite, tu es allée à Étretat pour récupérer quelques-uns de mes maigres biens, tu as vu ma photo devant le bateau, tu as fait le rapprochement avec la clé… Et puis cette autre photo étrange de poisson-lune, en marque-page de l’une de mes bandes dessinées et à ton intention, a dû également t’interroger. Tu as découvert mon autre identité, tu es allée sur le bateau, tu as mis la main sur le message codé. Je pense que le temps a fait le reste, et il fallait que ce soit long pour que ceux qui peut-être te surveillent abandonnent. Combien de semaines, de mois se sont écoulés, Abigaël, entre aujourd’hui et cette nuit du 6 décembre 2014 ? Je ne le saurai jamais…

Chaque mot frappait Abigaël en plein ventre. Son père lui parlait de la nuit du 6 décembre, alors que la lettre datait de l’avant-veille. Elle avala sa salive comme s’il s’agissait d’une poignée de sable et entendit un craquement, pas loin. Comme celui d’un pied sur une branche. Elle se retourna d’un coup, scruta la végétation qui, progressivement, sombrait dans l’obscurité. Plus un bruit.

Tu sais désormais que je ne suis pas celui que tu croyais. Mais j’ai toujours œuvré pour la bonne cause, Abigaël, tu dois me croire. Tout ceci était nécessaire pour que nous nous reconstruisions, Léa, toi et moi, une nouvelle vie. Changer d’identité, partir, coûte beaucoup d’argent. Cette drogue était notre passeport pour la renaissance et une vie sans danger. Je voulais le meilleur pour nous trois.

Je t’écris cette lettre le 4 décembre, il est un peu plus de 17 heures, il fait noir et froid, et ma main tremble dans l’habitacle de la voiture. Je regarde les avions décoller, ces gens s’envoler vers d’autres horizons, et j’aimerais tellement être à leur place. Je suis au bord d’un champ et je ne vais pas tarder à aller enterrer la drogue dans ce petit bois, tout là-bas, celui où tu te trouves en ce moment même. J’ai pas mal travaillé au service des douanes de l’aéroport de Lesquin par le passé, tu sais, je connais bien les alentours et je sais que cet endroit fera une bonne planque. J’ai donc repéré ses coordonnées GPS sur une carte, les ai codées, les ai cachées dans le poisson-lune avant de me mettre en route depuis Le Havre. Demain, je serai à vos côtés et, la nuit suivante, on partira tous les trois vers l’Est. Tout est prêt, tout va fonctionner, j’ai confiance. Ça va être difficile, mais on finira par se retrouver, tous ensemble, et j’espère bien écrire cette lettre pour personne d’autre que moi-même. J’ai les larmes aux yeux car j’imagine déjà à quel point l’accident du 6 décembre va laisser une douloureuse empreinte dans ton esprit…

Abigaël frotta ses yeux rougis par les larmes. L’une de ses mains était enfoncée dans la terre, les doigts recroquevillés comme des serres.

… « Va laisser » ou plutôt « a laissé », car cet accident est sûrement loin, maintenant. Je ne sais même plus quel temps employer. Moi, le joueur d’échecs, le fin calculateur, je suis perdu car rien ne s’est encore passé pour moi, mais tout a déjà eu lieu pour toi.

En tout cas, si tu es dans ce bois, dans ton présent à toi, c’est que quelque chose s’est mal passé. Que l’accident ne s’est pas déroulé comme prévu.

Désormais, il est temps que je t’explique tout…

Abigaël était arrivée au bas de la première page. Elle prit la feuille du dessous quand, soudain, elle sentit quelque chose de froid sur sa tempe.

— Là, doucement…

Cette voix, cette odeur de vieille sueur… Abigaël redressa la tête. Une arme, braquée sur elle, dans le poing du type moustachu venu à son domicile quelques mois plus tôt, cette gueule d’Indien qui avait fouillé sa maison. Il était seul cette fois et affichait un sourire d’hyène. Il lui arracha les feuilles des mains, jeta un coup d’œil rapide à la première page et les roula en boule avant de les jeter par terre. Abigaël était acculée contre le tronc d’arbre gravé du signe XIII. Elle pensa une fraction de seconde qu’il s’agissait de l’épitaphe de sa propre tombe.

L’homme se pencha vers la valise.

— Enfin. Enfin, enfin, enfin…

Il ramassa le pain de coke déballé, préleva une infime quantité de poudre et la renifla bruyamment. Puis il se frotta le nez.

— Bien pure.

Il rangea le pain à sa place et referma la valise. Un avion survola le bois et vira pour s’aligner avec la piste d’atterrissage. L’Indien le regarda quelques instants, sortit un cigarillo qu’il embrasa avec une allumette. Il prenait son temps, le temps de la jouissance, de la satisfaction. Ses yeux de charognard brillèrent.

— Ces avions, ça me fait penser à la scène de fin dans Heat, t’as vu ce film ? Le face-à-face De Niro-Pacino, sur le tarmac de l’aéroport. Une scène d’anthologie.

— Comment vous avez fait pour…

— … Me retrouver ici, avec toi ? Un traceur, sous ta voiture. Je n’ai jamais été bien loin de toi, pauvre conne ! Merde, tu sais combien de dizaines de millions d’euros il y a là-dedans ? Ça valait bien le coup de garder un œil sur ta petite gueule, non ?

Il s’accroupit devant Abigaël, le revolver sur ses cuisses. Une petite cicatrice en forme d’arc de cercle déformait son menton. D’un geste sec, il lui attrapa les cheveux par-derrière et tira. Son haleine sentait la mort.

— J’ai pas envie de m’encombrer d’un cadavre, j’ai passé l’âge. Tu ne fais pas de vagues, ma grande, et tout ira bien. J’ai la dope, ton père et ta fille sont morts, on va dire qu’on est quittes. Si tu bouges de là avant dix minutes, je te colle une balle au milieu du front. Et si tu cherches à foutre la merde, ce sera le même tarif.

Cigarillo au coin des lèvres, il se redressa en grimaçant. Ses os craquèrent.

— Je me fais trop vieux pour ces conneries…

Dans un soupir, il ramassa la valise et s’éloigna. Abigaël n’arrivait plus à bouger, ne sentait plus ses membres bien qu’elle ne fût pas en cataplexie. Elle trouva la force de demander :

— L’homme qui vous accompagnait, l’autre fois, a dit que j’aurais dû être morte à la place de mon père. Pourquoi ? Qu’est-ce que moi j’ai à voir avec toute cette drogue ?

L’individu à la moustache se retourna à peine.

— Oublie tout ça. Dis-toi que notre rencontre, c’était juste un rêve, et tu vivras beaucoup mieux et plus longtemps…

Il finit par se volatiliser. Abigaël se jeta sur la boule de papier. Elle voulait connaître le fin mot de l’histoire. Elle lissa la feuille, mais ne découvrit aucune écriture : papier vierge. Idem pour les deuxième, troisième et quatrième feuilles. Tous les mots couchés sur le papier par son père n’existaient plus.

Loin devant, les feuilles des arbres se mirent à bruire malgré l’absence de vent. Les branches s’agitèrent, puis s’écartèrent. Après un craquement de bois, une grosse berline noire surgit d’entre les troncs. Le moteur grondait. À travers le pare-brise, Abigaël devina le visage souriant de son père.

Elle hurla.

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