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Elle était appuyée contre une voiture de gendarmerie dans la cour de l’école. Un pansement recouvrait une partie de son crâne, là où le père d’Arthur l’avait cognée. Pas de blessure sanguinolente, juste deux grosses bosses, dont l’une due à sa chute. Les cimes des arbres feulaient autour d’elle, et les oiseaux étaient toujours là, imperturbables, perchés sur les branches. Frédéric lui apporta un gobelet d’eau, tandis que des hommes en uniforme entraient et sortaient de l’internat.

Elle but à grandes gorgées pour chasser le goût infect du gasoil au fond de sa gorge. Son compagnon lui passa une main dans la nuque, mais elle s’écarta imperceptiblement.

— J’ai eu si peur. Qu’est-ce qui t’a pris d’agir en solo, bon sang ? Tu aurais pu te faire tuer.

— Mais ça n’est pas arrivé. Freddy ne souhaitait pas me voir mourir. Pas ici, pas de cette façon.

Abigaël avait croisé ses bras, la tête baissée, hantée par le souvenir des dernières paroles de Freddy : « Ton tour, bientôt. »

— Tu m’en veux ? fit Frédéric.

— Pourquoi je t’en voudrais ? Avec Patrick, vous m’avez écartée de l’affaire.

— Ne jette pas la faute sur Patrick, l’initiative vient de moi. Je voulais juste te protéger. Il faut croire que j’ai bien raté mon coup.

Patrick Lemoine les rejoignit.

— Je viens d’apprendre que Freddy avait coupé tous les contacts, son site est devenu inaccessible, annonça-t-il. Page noire, nada. Plus aucun moyen de le tracer ni de surveiller d’éventuelles connexions.

Il protégea l’extrémité de son briquet d’une main et alluma une cigarette de l’autre. Abigaël observa la flamme qui se débattait dans l’air, les lèvres pincées, et fit glisser ses doigts sur le briquet neuf au fond de sa poche. Sentir son métal froid la rassura.

— Faut que tu nous expliques ce qui s’est passé, dit le capitaine de gendarmerie. Comment tu t’es retrouvée ici avant nous ? Comment tu as su ?

Abigaël livra un récit détaillé des dernières heures. Sa tentative de les joindre par téléphone, l’appel à Gisèle, l’évocation de Saint-Omer, le souvenir de cette école privée, le rapport avec son adolescence…

— Benjamin Willemez ne s’est pas suicidé.

— Il présente deux entailles au niveau des poignets, faites avec un couteau de cuisine qui porte encore l’étiquette du prix. Si ce n’est pas un suicide, qu’est-ce que c’est ?

— Une exécution. Il obéissait aux ordres.

— Aux ordres ?

— C’est Freddy qui lui a ordonné de venir dans mon ancienne école, de disposer tous ces vieux journaux me concernant au sol et de s’ouvrir les veines. Freddy était aux premières loges, il a voulu jouir de sa mort en direct.

Elle regarda son gobelet vide entre ses mains, songeant à chaque instant qu’elle venait de vivre. Puis releva un regard déterminé vers les deux gendarmes.

— On a cherché au mauvais endroit. Les enfants ne sont que les instruments de sa vengeance. C’est aux parents qu’il s’attaque en s’en prenant à leur progéniture. Ce sont eux, la cible.

— Précise, fit Lemoine.

— Il les tient en laisse, les détruit à petit feu, jour après jour. D’abord le kidnapping, puis les épouvantails pour montrer son pouvoir de vie ou de mort, puis l’interminable attente, et…

Elle inclina la tête, comme si un sac de nœuds venait de se défaire d’un coup sous son crâne.

— Il y avait un cahier dans la pièce, pas loin de l’ordinateur. Qu’est-ce qu’il y a dessus ?

— Je l’ignore, répliqua Patrick. Les techniciens sont en train de figer la scène de crime et…

— Je voudrais le voir. S’il contient bien ce à quoi je pense, alors… Oh, mon Dieu !

Elle vacilla, dut s’appuyer de nouveau contre le véhicule. Frédéric ouvrit la portière.

— Assieds-toi.

— Ça va aller. Le cahier, Patrick, s’il te plaît…

Il alla le récupérer auprès d’un technicien, après avoir enfilé une paire de gants en latex. Abigaël fit de même. Puis prit le cahier et le feuilleta.

— Regardez, les symboles sont là, sur des pages et des pages. Des ronds, des carrés, des étoiles, comme sur le mur et le cahier de Gentil.

— Qu’est-ce qu’ils signifient ?

— Quand je suis allée voir la mère d’Arthur, elle était persuadée que son mari la trompait. Il se rendait d’hôtel en hôtel, il dormait souvent à quelques kilomètres seulement de chez lui plutôt que de rentrer à la maison. Mais ce n’était pas à cause d’une femme, c’était parce que Freddy le forçait à se connecter à son site en pleine nuit, et à regarder son fils dépérir. Benjamin ne pouvait pas se poster devant son écran chez lui. Il fallait qu’il soit seul, isolé.

Patrick écrasa du talon sa cigarette à peine entamée. Il ne sentait même plus le goût du tabac et son envie de fumer avait été coupée net. Abigaël caressait sans s’en rendre compte son avant-bras gauche.

— Freddy le contraignait à regarder chaque fois qu’Arthur était placé sur l’île dans la piscine. Dès que le symbole changeait, Benjamin Willemez devait le noter sur son cahier, afin de n’en louper aucun. Une véritable torture pour un père : voir son fils dans de telles conditions et ne pas pouvoir détourner la tête. Puis, je suppose que Benjamin transmettait les séquences de symboles à Freddy, peut-être par mail ou en postant un message sur Internet. S’il manquait un symbole, s’il y avait une erreur quelconque, il devait y avoir des représailles. Une punition sur Arthur, des menaces de mort.

Frédéric et Patrick gardaient le silence et écoutaient avec attention. Abigaël était plongée dans ses déductions :

— Benjamin a dit : « Je suis tellement désolé d’avoir attendu si longtemps » avant de mourir. Je crois que Freddy attend un acte de leur part, il attend que…

Elle claqua des doigts et arpenta le macadam craquelé.

— Victor… On n’a jamais compris pourquoi Freddy l’avait relâché en premier. Qu’est-ce qu’on sait de Béatrice Caudial, sa mère ?

Patrick se rappelait cette femme venue voir son fils à l’hôpital, lorsqu’ils avaient retrouvé Victor. Un véritable zombie. Autant démolie que son enfant.

— Tu crois qu’elle aussi, elle se rendait sur ce site ? Que Freddy la contraignait à regarder Victor enfermé dans la salle de la machine et qu’elle devait noter les symboles ?

Abigaël secoua la tête.

— Pas elle, non. Mais rappelez-vous : Béatrice Caudial, caissière de supermarché. Mère seule vivant avec Victor, son unique enfant. Jamais mariée, pas d’hommes dans sa vie d’après ce qu’elle nous a raconté. Elle a eu Victor très jeune. Elle est un peu paumée, facile, ça s’est passé pendant l’été : Béatrice a 18 ans, une jeune fille jolie, très frivole et qui a tendance à aller voir un peu n’importe où, pour reprendre ses mots. Incapable, donc, de mettre un visage sur le père de Victor. On n’a pas creusé à fond cet épisode de sa vie, on aurait dû.

— Pourquoi ? Où est-ce que tu veux en venir ? demanda Frédéric qui ne tenait plus en place.

— Je pense que Nicolas Gentil est le père de Victor.

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