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Victor, vivant. Près d’un an après sa disparition, il revenait dans le monde des vivants.

Abigaël attendait avec impatience Frédéric devant l’impasse, rue Danel. Elle allait et venait, nerveuse comme jamais, le cerveau en ébullition. Elle pensait à ses découvertes à l’hôpital, au Propydol dans son sang la nuit de l’accident, à Léa, à Victor. Tout se mélangeait. La voiture de Frédéric arriva. Il s’arrêta à peine, le temps qu’Abigaël monte à bord, et se remit en route.

— On fonce à l’hôpital de Dunkerque, c’est là-bas qu’a été amené Victor. Patrick est parti en hélico. Je n’en sais pas plus pour le moment, mais c’est une super nouvelle.

Il était excité, ses yeux brillaient d’une flamme nouvelle, comme si l’espoir renaissait de ses cendres.

— T’as pleuré ?

— Mon père… Mon père était un salopard.

Frédéric s’arrêta à un feu tricolore.

— Tu ne dois pas dire ça. C’était ton père.

— Je suis allée consulter mon dossier médical à Salengro. La nuit de l’accident, on a détecté du Propydol dans mes urines, alors que je n’en avais pas pris depuis plus de vingt-quatre heures et que le médicament s’élimine en quelques heures. Mon père m’a droguée.

Frédéric écarquilla les yeux.

— Non, tu dois forcément te tromper. Yves n’aurait jamais fait une chose pareille.

— Les résultats des analyses prouvent que si.

Il y eut un long silence, que Frédéric finit par rompre après avoir tourné et retourné sa langue dans sa bouche.

— T’es vraiment sûre que… que tu n’as pas pris de Propydol ce soir-là ?

Elle le foudroya du regard.

— OK, je retire ma question, tempéra Frédéric. C’était juste une hypothèse, d’accord ? Yves, ton propre père, t’a droguée. Comment ? Un verre d’eau juste avant votre départ ?

— Il a versé du Propydol dans du café. C’est cette Thermos vide que Palmeri a retrouvée dans l’habitacle de la voiture.

— Et Léa ?

— Elle s’est vite endormie. De ce fait, il n’a pas jugé nécessaire de la droguer.

— Pourquoi, Abigaël ? Pourquoi ton père aurait-il fait une chose pareille ?

— Je n’arrête pas d’y penser. L’histoire des ceintures, Fred, tu te rappelles ? Personne ne les portait, aucun de nous trois. Léa et moi, on dormait. Et si c’était lui qui les avait ôtées ? Ça pourrait expliquer le fait que j’étais persuadée de l’avoir mise avant de m’endormir. Il voulait être sûr qu’on meure.

Elle vit Frédéric déglutir avec peine. L’excitation avait laissé la place à l’incompréhension.

— Tu te rends compte de ce que tu dis ?

— Tu crois que je n’y ai pas réfléchi ?

— Alors ce serait un… une espèce d’acte suicidaire ?

— Ça pourrait coller. Rayer la famille Durnan de la surface de la Terre. Nous entraîner dans sa folie. Rien de tel qu’un gros arbre dans un virage pour assurer le coup. Il aurait peut-être pu faire ça sur l’autoroute, mais il ne voulait pas impliquer d’autres voitures, d’autres vies. Alors, il prend le prétexte de la panne d’essence, il sort de l’autoroute… C’est peut-être ça qu’il a fait, entre le 4 et le 5 décembre. Il a erré, cherché un endroit où nous fracasser. Et puis, cette lettre de Léa « Je vais bientôt mourir ». Elle… Elle savait peut-être quelque chose ?

Ses yeux s’embuèrent.

— Les types à ses trousses… Sa double vie… Sa déchéance physique… Il était sans doute dépressif et suicidaire. Ce genre de suicide familial est malheureusement monnaie courante. On a peur de susciter la honte, on ne veut pas abandonner sa famille ou la laisser dépérir, alors on l’extermine. Combien de pères ont tué leurs enfants, leur femme, parcourant toutes les chambres de leur maison, avant de retourner l’arme contre eux ? C’est un drame de la souffrance, Fred.

— C’est tellement fou. Ton père aurait pris un pistolet, un fusil. Pourquoi un accident en voiture ?

— Mon père s’est battu toute sa vie contre le crime, il était un exemple. Quand je suis allée dans les locaux des douanes, sa photo était partout, on me parlait de lui comme du Messie. Il avait participé aux plus grosses opérations de démantèlement des réseaux de trafiquants, au péril de sa vie, parfois. Je crois qu’il ne voulait pas porter le poids d’un double meurtre et d’un suicide. Il voulait que son image reste intacte dans les mémoires. Une sorte de code d’honneur, tu comprends ?

— Alors, il aurait choisi l’accident… Plus « propre ». Mais comment tu expliques ce mot à ton intention dans ses affaires ? Cette histoire de vérité à découvrir ?

— Je n’en sais rien.

Elle poussa un soupir.

— Je lui ai reproché de ne pas être suffisamment proche de Léa et moi. Au fil des mois, je n’ai pas vu sa souffrance à cause de toute cette affaire. Ce n’était pas lui, l’égoïste, c’était moi.

— Ne dis pas ça. Yves a toujours été discret, pas le genre à étaler ses problèmes. Tu ne pouvais pas deviner. Pour l’instant, ce ne sont que d’horribles hypothèses.

— Je sais… Mais c’est une piste sérieuse.

— Tu veux qu’on en parle au chef de la brigade accident, pour cette histoire de Propydol dans ton sang ? Il pourrait reconsidérer l’accident sous un angle différent et…

— Non, pas pour l’instant. J’ai besoin de digérer tout ça avant de salir la mémoire de mon père.

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