Il y eut un grand blanc après la déclaration d’Abigaël. C’était le genre de révélation qui, pour un gendarme, donnait l’impression d’avoir foiré l’enquête depuis le début.
— Rappelez-vous. Nicolas Gentil commence à se connecter au site juste après l’apparition de l’épouvantail lié à Victor, en septembre 2014. Sur son ordinateur, on découvre qu’il dispose de deux adresses Internet : celle de la salle qui contient la machine et celle qui filme la cellule du gamin. Tous les quatre jours, Freddy le force à se connecter et à assister au calvaire de son fils, en le contraignant à noter les symboles. Que lui fait croire Freddy ? Qu’il va finir par libérer le gamin si Gentil ne dit rien à personne et respecte les règles. Que, s’il parle, il tue Victor, il le mutile à l’image de l’épouvantail qu’il vient de livrer. Gentil est seul, isolé sur son île. Personne à qui parler. Il est plongé dans l’écriture d’un roman qui l’aide à exorciser les terribles visions que Freddy lui inflige. Comme une mise en abyme, c’est de notre enquête qu’il s’inspire pour raconter son histoire. Écrire l’aide à tenir le coup, mais chaque mot l’enfonce davantage dans les ténèbres et la folie. S’il désobéit, Dieu seul sait ce que Freddy le forcera à regarder… Puis vient le moment où Freddy fixe une condition à Gentil : s’il veut que son fils soit libéré, il doit se couper les dix doigts. C’est le contrat. C’est la punition. Qu’y a-t-il de pire pour un écrivain ?
Patrick Lemoine acquiesça avec conviction.
— Gentil se mutile fin mars, Victor est libéré début avril. Ça colle.
— Et toutes ces photos et vidéos pédopornographiques sur son ordinateur portable ? demanda Frédéric. Quel est le lien ?
— Il n’y en a pas, répliqua Abigaël. Nicolas Gentil avait cette perversion depuis plusieurs années. En Bretagne, son médecin m’a signalé que l’écrivain avait déjà un passé psychiatrique plutôt fourni. C’est là qu’il faut fouiller en priorité. Accéder, coûte que coûte, à son dossier médical. Et aller interroger la mère de Victor sur ce fameux été où elle est tombée enceinte. Si elle, elle ignore que Gentil est le géniteur de Victor, Freddy, lui, le sait.
— Sa connexion tous les quatre jours… Quatre enfants kidnappés… Tu penses que…
— … que Freddy s’occupe d’un enfant différent chaque nuit, oui. Il a établi un planning parfaitement rodé. Nicolas Gentil regardait les images des webcams… Benjamin Willemez regardait… Il y a fort à parier que l’un des parents d’Alice se connecte secrètement, lui aussi, au site depuis des semaines… Et très bientôt, ce parent va se retrouver dans la même situation que Benjamin Willemez et Nicolas Gentil. Freddy lui demandera de passer à l’acte.
— Dans ce cas, l’un des parents de Cendrillon aussi. C’est peut-être pour cette raison qu’il ne s’est jamais manifesté : Freddy le lui a interdit dès le début.
Abigaël observa le dortoir des filles. Le soleil avait commencé à décliner et disparaissait juste derrière la cime des arbres. Les ombres dévalaient, larges et froides, comme des croquemitaines géants.
— Freddy voulait qu’on découvre le père d’Arthur ici, dans mon ancienne école, avec l’ordinateur contenant l’adresse de son site Internet et les centaines de pages de journaux qui me concernent. Notre kidnappeur ne se cache plus, il se dévoile, révèle son intimité, ses secrets. On est entrés dans une nouvelle phase. D’un autre côté, il souhaite que… que toute l’attention se reporte sur moi. Il a voulu enlever Léa, il n’a pas pu, mais cela n’a rien changé à son plan initial.
Elle secoua la tête.
— Je n’ai rien à voir avec les autres parents, je ne les connais pas mais, comme eux, j’ai dû me trouver sur le parcours de Freddy. À des moments différents, dans des lieux différents, mais il devait être là, chaque fois. On a tous un rapport avec son passé. Avec notre propre passé…
— Tu l’as dit toi-même, l’autre fois : Freddy a dû avoir une enfance où les tourments et les cauchemars ont joué un rôle important, fit Lemoine. Un enfant blessé, martyrisé. Un môme qu’aucun d’entre vous n’a pu sortir de son ornière. Tu as souligné l’autre fois qu’il souffrait peut-être d’une maladie du sommeil, comme toi. Tu l’as forcément croisé à un moment de ta vie.
Abigaël avait déjà envisagé cette hypothèse.
— Ça s’est peut-être passé avant mes 13 ans, avant que j’arrive dans ce collège. Le problème, c’est que je ne me rappelle plus rien. Vous le savez tous, mes souvenirs sont en vrac à cause de mon traitement.
— Freddy est obsédé par toi au point de se procurer par centaines des journaux contenant ton portrait et de contraindre un homme à les scotcher dans ton ancienne école. Il y a aussi le chat de Léa, suspendu dans la maison de Loon. Il t’en veut à mort. Je sais que tu as des problèmes de mémoire, mais la solution est quelque part dans ta tête, Abigaël.
Il regarda l’heure, puis se tourna vers Frédéric.
— Tu files interroger la mère de Victor, qu’elle nous raconte tout ce qui s’est passé l’été où elle est tombée enceinte. Je mets des hommes sur le reste et m’occupe personnellement des parents d’Alice. Et Abigaël vient avec toi. (Il désigna le crâne d’Abigaël.) Enfin, si tu t’en sens capable.
— Oui, ça va.
— Toi et les autres parents, vous avez peut-être oublié Freddy, mais lui, non, ajouta Lemoine. Je veux que tu regardes cette femme au fond des yeux et que tu creuses dans ton propre passé. Un fait insignifiant pour vous peut prendre des proportions démesurées chez un psychopathe. Retrouve sa trace au fond de ta tête, Abigaël, et vite !