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On such a winter’s day (California dreamin’)

On such a winter’s day

Abigaël ouvrit les yeux, pour de bon cette fois.

Allongée dans un lit, sous les couvertures.

Elle inspira un grand coup, comme remontée d’une apnée no limit. Taie d’oreiller trempée. Dans un grognement, Frédéric écrasa du plat de la main le radio-réveil qui diffusait à plein volume California Dreamin’. Il regarda l’heure et grimaça — 7 heures —, encore à moitié endormi. Des larmes creusaient des routes de sel sur les joues de sa compagne.

— T’as pleuré ?

Abigaël posa les yeux sur son compagnon, comme on jauge un revenant. Elle se serra contre lui, à la fois soulagée et terrorisée. Elle venait de faire l’un de ces horribles rêves imbriqués, de ceux où l’on croit qu’on se réveille alors qu’on dort encore, bien au chaud sous la couette. Et son songe avait naturellement intégré dans son scénario la musique diffusée à l’instant par la radio.

Ses doigts parcouraient les bords de la cicatrice qui mangeait l’épaule gauche de Frédéric.

— Dans mon rêve, je me suis réveillée dans un train, je sortais d’un autre rêve dans lequel j’étais poursuivie par un croquemitaine complètement démantibulé. Puis je suis venue ici, dans la chambre. Mon père occupait ta place. Il était égorgé dans notre lit, mais il vivait. Encore une fois, il souriait. Il sourit tout le temps, dans mes rêves.

Abigaël reprenait pied dans la réalité, petit à petit. Les ultimes notes de la chanson des The Mamas and the Papas la hantaient encore.

— Je déteste te retrouver dans cet état, fit Frédéric.

Il la câlina encore quelques minutes. Il avait d’immenses yeux noirs attentionnés. Abigaël aimait s’y perdre. Avec délicatesse, elle se détacha de lui, mit sa robe de chambre par-dessus sa nuisette et se leva, tout endolorie.

Depuis quelques semaines, elle ne dormait plus dans un aquarium aux murs blancs mais dans un chouette endroit à la tapisserie grise et noire, façon rayures de zèbre, et face à de grandes photos d’animaux de la savane. Ici, chez Frédéric, ça sentait l’Afrique, les ocres poussiéreux, le sable brûlant, la rupture violente avec les briques rouges du Nord et l’humidité des pavés. Abigaël s’y était faite. De toute façon, elle aurait très bien pu dormir sur un tapis de clous, le Propydol l’assommait.

Les chaussettes et le jean de Frédéric gisaient par terre, exactement comme dans son rêve. Les objets, leur position, leur état : tout était rigoureusement identique. Elle se précipita dans le salon. La veste de son compagnon recouvrait l’accoudoir du canapé. Elle avait encore le souvenir tellement précis d’être entrée par cette porte, quelques instants plus tôt ! Une action ancrée dans sa mémoire, comme si c’était…

Réel…

Abigaël porta une main à son front. Les images continuaient à s’entrechoquer telles des particules électriques. Elle se rappelait : la fillette sans visage avec la bande dessinée de XIII sur les genoux, les rues du Vieux-Lille, la poursuite dans des venelles. Puis le billet pour Quimper, le TGV… Et ce livre… Celui qu’elle serrait contre sa poitrine. La Quatrième Porte.

Consciente qu’il s’agissait encore une fois d’une invention de son esprit durant le sommeil, elle fouilla parmi les magazines et papiers posés sur la table basse. Frédéric apparut dans son dos, il s’étira comme un chat.

— Qu’est-ce que tu cherches ?

— Un livre, un roman. Sûrement policier. La Quatrième Porte, ça te dit quelque chose ?

— Rien du tout. T’as regardé dans la bibliothèque ?

Elle se précipita vers la bibliothèque pleine à craquer de romans en tout genre et d’ouvrages de criminologie. Abigaël avait toujours été une grande dévoreuse de livres et s’était remise à la lecture quelques semaines après l’accident. Un moyen comme un autre de combler les vides. Frédéric, lui, revendait régulièrement des bouquins, histoire de gagner un peu de place et de récupérer de l’argent, tandis que Abigaël contrebalançait chaque fois avec des achats compulsifs.

Il partit préparer le café dans la cuisine réaménagée pour une vie en couple — plus grande table, plus grandes casseroles… — tout en la regardant faire.

— C’est un livre présent dans tes rêves ?

— Oui, on essayait à tout prix de me le dérober. Je le serrai contre moi. Je venais de la gare Lille-Europe. Je l’ai rapporté ici, je l’ai posé sur cette table. Peut-être un livre que j’ai déjà lu. J’en lis tellement que je ne me souviens jamais des titres.

— Et qu’est-ce que tu faisais à Lille-Europe ?

— J’étais dans un train en partance pour Quimper. Je te l’ai dit, je me réveillais d’un autre rêve. Enfin, c’est compliqué.

Elle préféra ne pas entrer dans les détails, ses rêves imbriqués étaient de vrais casse-tête. Elle alla s’asseoir au bureau aménagé dans un coin du salon. Derrière l’écran de l’ordinateur, contre le mur, s’étalaient des dessins, des graphiques avec des horaires, une carte de la région avec des trajets surlignés. Abigaël avait créé un ersatz de son ancien environnement. Tout tournait autour de l’accident, six mois plus tôt, et de l’affaire Freddy. À droite se trouvaient les objets les plus importants des dernières semaines, eux aussi liés d’une façon ou d’une autre à ces événements. Sa montre brisée lors de l’accident… Une lettre manuscrite de sa fille… Bref, les résultats de ses investigations personnelles. Pour finir, dans un coin, étaient empilés les cadres contenant les étranges photos de ses cauchemars. Frédéric les trouvait « singulières » et avait préféré ne pas les accrocher. Non pas qu’une foule s’empressât ici — il recevait très peu —, mais son appartement restait le seul endroit où il pouvait se préserver de la crasse extérieure. Il disait souvent que, si on laissait les affaires en cours entrer chez soi, on en venait à dormir avec son flingue.

Abigaël considéra l’ensemble durant quelques secondes puis sortit son cahier de rêves. Elle nota « Rêve no 298, le 16 juin 2015 » et commença à écrire. Ses poils se hérissaient tant ses songes l’imprégnaient encore. Elle recopia le code donné par la petite fille. 10-15-19-8… Une combinaison ? Frédéric s’approcha avec deux tasses de café bien fort. Le shoot obligatoire avant d’attaquer la journée. Il posa les tasses, lui prit la main et remonta la manche de sa robe de chambre.

— Les marques d’aiguille sont de plus en plus nombreuses. Ça commence à me faire vraiment peur.

Abigaël s’empara d’un paquet d’aiguilles à coudre rangées dans le tiroir du bureau et les observa avec attention.

— Je me suis piquée avec une aiguille dans mon propre rêve. Et j’ai saigné, alors que d’ordinaire, dans les rêves, je ne saigne jamais. Ça signifie que mon inconscient a trouvé la parade. Je n’ai plus de test de réalité fiable. Ça veut dire que, même maintenant, je pourrais être en train de rêver. Mon fichu cerveau en serait bien capable.

— Un rêve imbriqué dans un rêve, lui-même imbriqué dans un autre ? Façon Inception ? Et toi, tu serais une espèce de Leonardo DiCaprio se promenant de rêve en rêve et qui finit par douter de sa propre existence ?

— Comment savoir ? Comment me prouver que ce bureau, cette chaise sont bien réels ? Que tu es bien réel ? Mes rêves sont puissants, Frédéric. Bien plus que les tiens, tu sais ?

Frédéric dirigea la main d’Abigaël vers sa barbe naissante.

— Et là, tu rêves ? Tu sens ma peau, tu entends les crissements de mes poils quand tu passes tes doigts sur mon visage ?

— Oui, mais…

Il la déplaça sur sa poitrine. Abigaël sentit les palpitations.

— Et là, tu rêves aussi ? J’ai une âme et un cœur, Abigaël. Je ne suis pas juste un personnage de cauchemar.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

Il fixa sa tasse de café et la fumée qui s’en échappait.

— Je ne suis même pas sûr que tu aies des sentiments pour moi. Parfois, je me demande si tu ne restes pas auprès de moi juste pour me remercier de t’avoir soutenue et arrachée à ta bouteille de vodka.

— Ne dis pas ça. Je ressens des choses.

— Des choses ? C’est quoi, des choses ?

— Tu sais que c’est très compliqué avec ce qui s’est passé. Il faut du temps. Et tu fais preuve d’une patience extraordinaire. T’es vraiment quelqu’un de bien, Fred. Tout ça va se débloquer bientôt, j’en suis sûre.

— En tout cas, je vais prendre un rendez-vous en urgence chez ta neurologue. Faut que tu passes des examens approfondis pour qu’on comprenne ce qui t’arrive et pourquoi tu en viens à te piquer partout avec des aiguilles à cause de tes problèmes de sommeil. Et cette fois, je t’accompagnerai.

— Ce n’est pas nécessaire, je te promets. Et tu sais, je me suis toujours débrouillée seule.

— Mon père aussi, il disait ça. Il n’a jamais voulu qu’on l’aide, ni passer d’examens. Pas nos affaires, qu’il marmonnait toujours en mâchouillant ses caramels mous. On a dû le traîner à l’hôpital et, quand on a eu les premiers résultats, le crabe avait tellement pondu dans ses poumons qu’il n’y avait plus de place pour une seule cellule saine.

Il fit rouler une cigarette entre ses doigts, l’observa quelques secondes, la rempocha.

— Je ne veux plus que tu me tiennes en dehors de tout ça. Cette maladie, elle est une partie de toi. Elle fait que tu es notre Tsé-Tsé, une sacrée bonne psychologue qu’on apprécie tous, et plus particulièrement moi.

Elle lui sourit.

— Oui, je sais, je n’ai pas grand-chose pour plaire, poursuivit-il. Je passe mes journées dans la merde des gens, je mange dans les casseroles, j’avale des kilos de glace au caramel que je vais vomir dans les toilettes, parce que ça me fait du bien. Je n’écoute pas d’opéra, je ne vais pas au théâtre ni dans les musées et, avec les femmes, on ne peut pas dire que je sois le plus doué de ma génération. Mais je suis amoureux. Et je veux juste comprendre ce qui t’arrive. Capisce ?

Il ouvrit grands ses yeux de chat. Abigaël succomba.

Capisce.

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