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Deux heures plus tard, Frédéric sortit de l’hôpital Roger-Salengro et retourna voir l’adjudant Palmeri, qui fumait une cigarette light devant l’institut médico-légal. Les deux gendarmes ne se connaissaient pas, leurs brigades étant éloignées d’une trentaine de kilomètres. Courts cheveux grisonnants, petit et dynamique, Palmeri était surnommé Bip-Bip par ses collègues. Un sobriquet qu’il avait toujours détesté.

— Qu’est-ce que ça donne ?

Emmitouflé dans un gros bombers, Frédéric ôta ses gants de cuir et alluma une cigarette à son tour. La coulée de goudron au fond de sa gorge ne l’apaisa même pas. Il fumait trop, son père et son grand-père étaient morts d’un cancer des poumons, et son héritage se résumait à cette fichue clope qui lui collait aux lèvres comme la lèpre.

— Elle est dans les vapes, ils lui ont administré des calmants en attendant sa prise en charge par un psychologue.

— Une psy qui va se faire soigner par une psy… ça fait partie des questions à la con que je me pose toujours. Est-ce qu’un médecin s’ausculte lui-même, par exemple ? Ou est-ce qu’un dentiste va chez le dentiste ?

Il regarda quelques secondes le bout rougeoyant de sa cigarette.

— Une cigarette se consume bien toute seule… Enfin bref, tout ça est si triste. Fichue journée, hein ?

— L’horreur, vous voulez dire.

On approchait de 22 heures, il faisait un noir de fond de mine, le vent gonflé par les plaines du Nord piquait aux doigts et aux oreilles. Au loin, on distinguait la bretelle d’autoroute et une poignée d’entrepôts frigorifiques. Du béton, de la tôle, de la viande froide, partout. Un endroit sans âme, déprimant. Approprié, finalement.

Palmeri souffla sa fumée par le nez.

— Elle a beau être psy, elle va avoir beaucoup de mal à s’en remettre. Dans ces moments-là, on n’est plus rien. Elle a de la famille pour la soutenir ?

— Personne. Sa mère est décédée il y a longtemps, elle est fille unique.

Palmeri observa les volutes grises se disperser dans l’air.

— J’en ai vu à la pelle, des accidents, les traumatismes des survivants sont parmi les plus difficiles à traiter.

— Le syndrome du survivant… On se sent coupable d’exister, on revit les dernières heures, les dernières minutes, encore et encore, en essayant d’élaborer des scénarios qui auraient permis d’éviter le drame. « Si on était partis deux minutes plus tard… », « S’il n’avait pas plu ce jour-là… », « Si j’avais changé ce fichu clignotant », ou « Si on n’était pas passés par cette putain de route en travaux ».

Frédéric pensait déjà aux jours à venir. De véritables jalons d’horreur. Qu’allait devenir Abigaël, seule chez elle ? Et puis Noël arrivait dans trois semaines. Moment de joie et de partage dans la plupart des familles.

— Abigaël n’est pas juste une collègue de travail. Elle est la fille d’un homme qui, un jour, m’a sauvé la vie.

— Yves Durnan… Un ancien douanier, c’est ça ?

— Il bossait à la DOD, oui, la direction des opérations douanières. Spécialisé dans le trafic de drogue. Un gars de terrain qui a participé à de beaux coups. Vous savez, ces cartels ultraviolents qui touchent de plus en plus la France… Je pense qu’il était usé, il a tout lâché il y a deux ans. Il ne me l’a jamais dit, mais il devait avoir pas mal d’argent de côté. On n’arrête pas comme ça à deux ans de la retraite.

— Les fameuses saisies douanières… Voiture, mobilier, cash planqué sous le matelas… Et comment il vous a sauvé la vie ?

Frédéric s’en souvenait comme si c’était hier. Douze ans plus tôt, les services de la DOD avaient sollicité une équipe de deux gendarmes pour une simple visite à domicile, à une dizaine de kilomètres du port de Dunkerque. Les douaniers soupçonnaient un type du nom de Chambert de cultiver du cannabis chez lui et d’en refourguer sur une aire d’autoroute de l’A25, rien de bien méchant. Il s’agissait d’une intervention de routine dans une vieille ferme. Frédéric bossait alors à la petite brigade de proximité de Worhmout, un bled à une soixantaine de kilomètres de Lille. De l’action au rabais. Ses premières armes. Rencontre entre la force et l’expérience dans le narcotrafic d’un côté, et le jeune gendarme qui débute de l’autre.

Frédéric avait été impressionné par Yves. Un type tout en muscles et en nerfs — un vrai buffle échappé de Tanzanie — qui en avait vu et savait où frapper. Le genre de gars qui, même bouche fermée, se fait comprendre. Les quatre hommes avaient cogné à la porte, Chambert n’avait pas opposé de résistance et les avait laissés entrer. Frédéric devait veiller à ce que la compagne du trafiquant, à moitié shootée et vautrée sur le canapé, ne s’agite pas trop, tandis que son collègue gendarme et les douaniers découvraient une serre intérieure chauffée, éclairée, envahie d’une centaine de plants de cannabis. Une belle usine à rêves.

Il avait fallu une fraction de seconde pour que la petite amie sorte une arme planquée entre deux coussins — un MR 73 au numéro de série effacé — et tire sur Frédéric une première fois à l’épaule gauche, lui arrachant un bout d’os. L’instant d’après, un projectile fusant à près de trois cent cinquante mètres par seconde avait explosé le tibia d’Yves, qui arrivait. Puis la fille s’était effondrée, une balle du revolver d’Yves dans la tête. Elle avait 22 ans, et l’autopsie avait révélé qu’elle était enceinte de quatre mois.

— On a passé trois semaines à l’hôpital dans la même chambre, conclut Frédéric. Moi, ça allait, mais lui, il s’est retrouvé avec une plaque métallique au tibia. Depuis ce temps-là, on ne s’est plus quittés. Il avait beaucoup de connaissances, alors, il y a trois ans, peu de temps avant qu’il démissionne, il m’a trouvé une bonne place à la section de recherches de Lille. Là où sa fille venait bosser régulièrement en tant qu’experte en criminologie. Il m’a fait promettre de veiller sur elle s’il lui arrivait quelque chose, un jour. Je suis un gars de parole, je vais essayer d’honorer cette promesse.

— C’est beau et triste, votre truc.

Palmeri tira une dernière taffe et écrasa son mégot dans le cendrier sur pied proche de l’entrée.

— Bon, pour en revenir à nos moutons, j’ai eu les dernières conclusions de ma brigade dépêchée sur les lieux. Tout d’abord, la D151. Elle est limitée à quatre-vingt-dix kilomètres/heure et infranchissable deux kilomètres au-delà de l’accident. La route est en réfection sur un tronçon de six cents mètres. Plus d’asphalte, engins techniques encombrant la voie. Bref, s’il était allé plus loin, Yves Durnan aurait finalement été obligé de faire demi-tour.

— Triste ironie du sort… Comme vous dites, s’ils n’étaient pas passés par là…

— Le compteur de vitesse était bloqué sur quatre-vingt-cinq kilomètres/heure. Durnan roulait un poil en dessous de la vitesse autorisée.

— Il était sans doute prudent à cause des travaux annoncés.

— Oui, d’autant plus qu’il régnait un noir absolu dans cette forêt. Il n’y avait pas de verglas, mais des nappes de brouillard, d’après les bulletins météo locaux.

— Des conclusions se profilent déjà ?

— Pas encore. Il y a plusieurs hic dans cette histoire. Le premier, c’est que les techniciens n’ont relevé aucune trace de freinage sur les lieux de l’accident. Pourtant, à première vue, les freins semblent fonctionnels, l’expertise nous en dira plus. La voiture est allée tout droit, sans freiner, donc, pour percuter le premier arbre venu. Et pas le petit modèle d’arbre…

Frédéric s’appuya contre le mur, une main au front. Après une journée pareille, il avait la tête farcie.

— Il s’est peut-être endormi au volant ? Une brume trop épaisse ? Un moment d’inattention ? Abigaël Durnan et sa fille dormaient, elles n’ont pas pu être vigilantes.

— Oui, oui, c’est le genre de déduction logique qui tient la route, d’autant plus que, à cause des travaux, les panneaux de signalisation et les bandes réfléchissantes indiquant le virage avaient été retirés. Il avait peut-être consommé de l’alcool ?

— Yves ? Il ne buvait jamais. Et puis, ils avaient du chemin à faire.

— Nous verrons avec les examens toxicologiques. Mais il y a un deuxième hic, plus gros celui-là : l’histoire des ceintures de sécurité. Vous en voyez souvent, vous, des accidents où aucun des passagers ne porte sa ceinture ?

— Pourtant Abigaël affirme avoir bouclé la sienne. Elle est catégorique là-dessus.

— Nos experts aussi sont catégoriques. Elle a cru l’avoir mise, mais c’est physiquement impossible. Elle a forcément été éjectée, car vu la compression de la tôle, toute sortie après l’accident est exclue. Elle se trompe.

Emmitouflé dans une grosse parka militaire, le garçon de morgue sortit à ce moment-là et regagna sa voiture. Il leur adressa un bref salut. Palmeri le regarda disparaître dans l’obscurité.

— Je ne sais pas comment ce type fait pour tenir le coup. La semaine dernière, il y a eu un incendie en banlieue de Lille. Un immeuble a pris feu, et je crois qu’une vingtaine de corps sont arrivés ici, direct dans ses bras grands ouverts.

— Je sais. Les gendarmes étaient sur le coup. Des victimes intoxiquées par les gaz, brûlées… Des adultes, des enfants, même des familles complètes…

— Vous imaginez son boulot ? Ranger des corps dans des tiroirs, les sortir, nettoyer la merde après les autopsies…

Frédéric imaginait bien, oui, mais parfois, leur métier ne valait guère mieux. Il revint à leur affaire.

— … D’accord, Abigaël Durnan pense avoir mis sa ceinture, mais elle ne l’a pas fait. Elle a peut-être cru le faire, elle était à moitié endormie. De surcroît, elle souffre de troubles du sommeil, ça a peut-être joué.

— Cela nous mène justement au troisième hic.

— Un troisième hic ?

— Elle, pardi ! Abigaël Durnan. Mais bordel de Dieu, vous avez vu la voiture, comme moi. Elle ressemblait à un confetti. Elle a percuté un arbre à quatre-vingt-cinq kilomètres/heure ! À cette vitesse-là, tout ce qui est vivant est normalement pulvérisé. Comment cette femme a-t-elle pu se sortir d’un truc pareil avec juste quelques éclats de verre et un hématome à la poitrine ? Pas un seul os cassé, pas la moindre plaie ouverte !

Palmeri posa une main sur la poignée de la porte d’entrée.

— Il y a quelque chose de pas logique, là-dedans. Et bien sûr, elle ne se souvient de rien, pas même du moment de l’accident.

Frédéric fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

— Moi, rien. Mais l’expert en accidentologie aura probablement une bonne explication. En tout cas, je l’espère, je pars aux Antilles la semaine prochaine, ça fait trois ans que je n’ai pas pris de vraies vacances. Bon, il faut que je retourne voir votre frère et mon collègue. Je déteste assister aux autopsies…

— Personne n’aime ça.

L’adjudant parvint à sourire. Frédéric comprit mieux pourquoi on l’appelait Bip-Bip. Il affichait des dents si petites qu’elles restaient au ras de ses lèvres et faisaient ressembler sa bouche à un bec.

— Vous avez sacrément raison. Au fait, votre affaire des trois enfants disparus, ça avance ? Je suis la presse mais on n’a plus beaucoup de nouvelles depuis quelque temps.

Frédéric éprouvait l’envie de lui répondre que jamais un dossier ne leur avait donné autant de difficulté, qu’ils en étaient réduits à attendre que le kidnappeur se manifeste de nouveau et que, justement, d’après son mode opératoire, il devrait enlever un autre enfant dans les jours à venir, mais il se contenta d’un mouvement de menton poli, avant de s’éloigner. Il allait rentrer chez lui, s’envoyer un grand verre de Lagavulin et se gaver de glace au caramel avec une cuillère à soupe, jusqu’à vomir ses tripes au fond des toilettes.

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