Après un long échange entre les deux gendarmes et la psychologue, Hérault les invita à entrer dans la chambre de Victor. Ils croisèrent la mère, Béatrice Caudial, une femme jeune qui n’était plus qu’un pâle fantôme. Une survivante, comme son fils.
Les gendarmes — mais surtout Abigaël — avaient compilé un tas d’informations la concernant. Victor n’avait pas de père : Béatrice était incapable de nommer le géniteur. Elle savait juste qu’elle était tombée enceinte à 18 ans, pendant les vacances d’été.
Elle leur adressa un léger signe de tête et resta au fond de la pièce, avec la psychologue. Victor était assis sur une chaise devant la fenêtre qui donnait sur un ensemble de bâtiments administratifs gris et de maisons en brique rouge. Il semblait apprécier la façon dont la lumière lui caressait le visage. Quand il vit les deux hommes s’approcher, il courut se recroqueviller dans le coin à gauche de la fenêtre. Frédéric songea à un animal blessé. Ses yeux étaient cernés de noir, et ses lèvres pelaient comme des oranges. Plus rien à voir avec l’adolescent souriant et jovial qui ornait les murs des locaux de l’équipe Merveille 51.
— Non, non… Je veux pas venir… Je veux pas venir… Les autres mais pas moi…
Victor murmurait pour lui-même. Patrick Lemoine fit glisser son alliance dans le creux de sa main droite et l’enfonça dans sa poche. Puis il s’accroupit pour se mettre à la hauteur de l’adolescent, mais légèrement sur le côté. Frédéric resta debout, en retrait. Il fallait laisser de l’espace à Victor, ne pas obstruer son champ de vision ni lui donner une impression d’enfermement.
— Je m’appelle Patrick et lui, c’est mon collègue Frédéric. On est tous les deux des gendarmes, on connaît bien ta mère. Depuis que tu as disparu, on n’a pas arrêté de te chercher partout, le jour et la nuit. On est bien contents que tu sois là, avec nous.
— La lumière… La lumière, ça fait du bien. J’aime la lumière.
— Il n’y avait pas de lumière là où tu te trouvais ?
Victor se gratta la tête frénétiquement, comme parcouru par un courant électrique.
— C’est le carré jaune. J’attends le carré jaune pour manger. Pas de carré jaune, pas de manger, tu comprends ?
— Juste un peu, mais il faut que tu m’expliques mieux. Qu’est-ce que c’est, ce carré jaune ? Une trappe ? Un endroit où on te passe un plateau de nourriture ?
— Pas de carré jaune, pas de manger.
Frédéric s’approcha par la droite, côté lit.
— On t’a retrouvé au bord d’une route de Loon-Plage, hier, fit-il d’une voix douce. Tu sais d’où tu venais ? Où est-ce que tu étais avant de te retrouver sur cette route ?
— Sais pas… Pas moyen de savoir, le noir, ça reste noir. J’aime pas le noir… Il faisait toujours noir. Noir, noir…
Victor se leva brutalement et alla écraser son visage contre la vitre. Il fixa le soleil un long moment et ses yeux lui brûlèrent. Il cria en plaquant ses mains sur son front.
— Plus jamais le noir ! Plus jamais !
On laissa sa mère venir le rassurer. Patrick et Frédéric se regardèrent en coin. La tâche allait être compliquée. Quand Victor se calma, les gendarmes reprirent leur interrogatoire après un premier avertissement de la psychologue. Si ce genre de scène se reproduisait, il faudrait arrêter.
— Il n’y aura plus jamais de noir, Victor, parce que ta maman est là, et nous aussi, le rassura Frédéric. On va tous te protéger. Mais tu dois nous aider à attraper celui qui t’a fait ça, tu comprends ?
— La paille. La paille, ça grattait quand on dormait dedans.
— Vous dormiez dans la paille. Il y avait des bruits d’animaux ? Ça sentait les animaux ?
Victor secoua la tête, comme Jeff Goldblum dans La Mouche, peu de temps avant la transformation finale. Un tic ou la réponse à la question ? Frédéric l’ignorait.
— Dans la paille, vous étiez quatre enfants, c’est bien ça ?
— Des fois, nous quatre. Quand il voulait jouer. Ça servait à rien de se cacher sous la paille, parce qu’il nous retrouvait toujours… Il nous emmenait à la machine…
— La machine ?
— Y a de l’eau… De l’eau noire… Et une île. Ça penche si je dors et je veux pas me noyer…
Frédéric voulut lui poser une main sur l’épaule, mais Victor s’écarta, farouche.
— Me touche pas !
Le gendarme leva les mains et se recula. Patrick prit le relais.
— D’accord, d’accord, on ne te touchera plus. Hier, avant que tu marches sur la route, vous étiez encore quatre dans la paille ?
— Nous quatre, ouais.
Patrick se tourna vers Frédéric, puis revint vers Victor.
— Vous étiez deux filles et deux garçons…
— Numéro 1, Numéro 2, Numéro 3 et Numéro 4. Numéro 1… Je suis pas Victor, je suis Numéro 2.
— C’est comme ça qu’il vous demandait de vous appeler ? Tu connais les prénoms de tes camarades ? Numéro 4, par exemple ?
— Pleurnicheuse… Pleurnicheuse… Pas comme Numéro 1. Numéro 1, elle pleurait jamais… Ses yeux vides… On pouvait pas parler… Pas le droit… Non, j’ai rien dit, je vous jure, monsieur. Pas dormir, pas dormir… D’accord, je dormirai pas… Non, pitié…
Dans la moiteur de la chambre, Patrick pensait à ses deux enfants. Ils auraient pu être à la place de Victor, et lui à la place de la pauvre femme debout au fond de la pièce. Il s’imaginait vider un chargeur entier sur l’homme qu’il traquait. Des images violentes qui l’assaillaient de plus en plus. Il essaya néanmoins de faire son travail au mieux et poursuivit.
— Tout va bien, Victor. On connaît Numéro 1, tu sais ? C’est une petite fille qui s’appelle Alice.
— Chut, t’es fou ? Elle s’appelle Numéro 1, pas Alice.
— Tu la connaissais ? Tu l’avais déjà vue ?
Il secoua la tête.
— Connais pas Alice. Que Numéro 1.
Patrick fouilla dans sa poche et en sortit des photos. Il lui montra Alice.
— C’est elle, Numéro 1, dit le gendarme.
Il exposa de la même façon la photo d’Arthur.
— Tu es le Numéro 2. C’est le Numéro 3, n’est-ce pas ?
— Oui, il reste un numéro, il n’a pas de visage.
— Il faisait trop noir ?
— Noir, noir, noir… Trop noir, oui.
Patrick fit un signe à Frédéric, qui sortit une photo de sa poche et s’approcha de nouveau.
— Victor, je vais te montrer quelque chose. N’oublie pas que ce n’est qu’une photo, d’accord ? Qu’il ne peut plus rien t’arriver. La personne que tu vas voir là-dessus nous aide depuis le début dans notre enquête. C’est quelqu’un de bien.
Il tourna doucement le cliché vers l’adolescent. C’était une photo d’identité d’Abigaël. Victor eut un mouvement de repli, mais il ne hurla pas, cette fois.
— Elle, tu l’as déjà vue, par contre. Où ça ?
Victor renifla et se frotta le nez en grimaçant.
— Partout. Partout.
— Comment ça, partout ?
Il ferma les yeux et pointa ses index sur ses tempes.
— Dans ma tête… Des petits sourires, des grands… Les dunes et la ferraille. Capacité à prévenir les délits… Efficacité des mesures policières et pénales dans la lutte contre le crime… Compare les critères nationaux sur la criminalisation et la décriminalisation d’actes…
Frédéric tourna la tête vers son chef, incrédule. Il n’y comprenait rien. Il rempocha la photo d’identité.
— Tu veux boire quelque chose ? enchaîna Patrick. De l’eau ? Du Coca ? J’ai deux enfants de ton âge, et ils adorent ça. Je suis sûr que vous vous entendriez bien, tous les trois.
Victor se mit à osciller, les mains autour de ses jambes regroupées devant lui.
— Numéro 5 et Numéro 6…
— OK… On laisse tomber l’eau et le Coca, alors. Raconte-moi plutôt comment ça s’est passé quand tu es arrivé. Quand tu as rejoint Numéro 1.
— C’est froid, noir. Numéro 1, elle est de l’autre côté… Autre côté des murs… Les murs… elle a pas le droit de parler sinon il va venir… Vaut mieux pas qu’il vienne, c’est jamais bon signe.
Victor fixa un rayon de soleil qui s’écrasait sur le mur et qui semblait le subjuguer.
— J’aime tellement la lumière.
— Est-ce qu’il y avait quelqu’un d’autre avec l’homme qui vous retenait tous les quatre ?
— Sais pas. Crois pas.
— Essaie d’être certain, Victor, c’est important.
Victor se grattait le crâne au sang. Les larmes arrivaient au bord de ses yeux.
— J’arrive pas, j’arrive pas, j’arrive pas…
La psychologue était à deux doigts d’interrompre l’entretien, mais Patrick lui demanda encore un peu de temps d’un petit geste. Elle acquiesça.
— Pourquoi il t’a libéré avant Numéro 1 ?
— Sais pas.
— Est-ce qu’il va relâcher aussi les autres ?
— Sais pas.
— T’entendais des bruits ? Tu peux me décrire tout ce que tu as vu ? Celui qui vous empêchait de parler, décris-le-moi. C’est très important si tu veux qu’on l’attrape.
Victor sembla se déconnecter. Ses paupières tombèrent comme des rideaux de théâtre. Il secoua la tête et se pinça très fort.
— Pas dormir, surtout pas dormir… Jamais.
— Pourquoi ? Pourquoi tu as peur de dormir ? demanda Frédéric.
L’adolescent caressa la lumière du rayon solaire du dos de sa main.
— Elle est belle et chaude, la lumière. Le démon… Il peut pas venir quand elle est là.
Les poils blonds de ses avant-bras se hérissèrent, comme attirés par de l’électricité statique. Le visage du gamin se crispa quand il fixa un carré d’ombre dans un angle de la pièce.
— Le démon vient quand tu t’endors, c’est ça ? C’est lui que tu vois quand tu es couché dans ton lit et que tu sens le sommeil arriver ?
Victor frissonna et se rétracta de nouveau.
— Quand le soleil… Quand il sera plus là, vous allez pas éteindre… Pas éteindre la lumière, hein ?
— Plus jamais d’obscurité, Victor. Promis.
— Plus jamais… Plus d’obscurité, d’accord…
— Tu peux m’expliquer à quoi il ressemble, ce démon ?
Victor essaya d’effacer une des lettres tatouées sur son poignet. Il se mouillait les doigts avec la langue et frottait. Au fond de la pièce, sa mère était au bord des larmes.
— Veux pas en parler. Surtout pas. Ça pourrait le faire venir… Fermerai pas mes yeux. Tu m’auras pas. Tu m’auras pas, espèce de monstre. Tu m’auras pas, t’as compris ?
Patrick alla discuter avec le médecin et la psychologue. Il revint auprès de Victor, déposa un papier et un crayon à ses côtés et lui parla à l’oreille.
— Prends ton temps pour le dessiner, avec Frédéric on est juste devant la porte de chambre, on revient dans quelques minutes.
Les deux gendarmes s’isolèrent dans le couloir. Patrick souffla un grand coup pour évacuer la pression. Il essuya avec un mouchoir en papier son front ruisselant.
— Bon Dieu, ce môme est complètement démoli !
— Près d’un an à rester enfermé, à avoir peur, à se voir identifié à un numéro. Comment ne pas sortir de là sans de graves séquelles psychologiques ?
Frédéric serra le poing contre le mur.
— Je comprends pas, Patrick… Pourquoi faire ça à un môme. Le séquestrer, le nourrir de longs mois, le détruire psychologiquement puis le relâcher dans la nature. Quand tu prends un salopard comme Dutroux, ce mec avait un but sordide, la satisfaction sexuelle, et jamais l’idée de libérer ses victimes ne lui a traversé l’esprit. Il y avait aussi un réseau derrière, la baise, le fric. Mais là, j’ai beau chercher, je ne pige pas. C’est quoi, le lien, bordel ? Et si on ne tire rien de Victor, qu’est-ce qu’on fait ? On attend et on espère que ce fumier libère les autres ? Mais combien de temps il faudra encore attendre ? Combien de putains de nuits blanches ?
Patrick sentait son collègue sur la brêche depuis quelques semaines. Le métier en avait usé plus d’un avant l’âge et, à 45 ans, lui-même avait déjà l’impression de faire partie des survivants.
— T’as compris quelque chose à ce que Victor a raconté quand il a vu la photo d’Abigaël ?
— Rien. On aurait dit qu’il citait des définitions.
Patrick s’appuya contre le mur, les bras croisés.
— Je repense à l’anesthésique vétérinaire… Cette histoire de paille… Les marques de sabot sur la poitrine… Je ne sais pas, ça m’évoque une ferme. Les mômes sont peut-être retenus dans une vieille étable, ou dans des box individuels. Tu sais, où on fait dormir les bêtes ?
La psychologue sortit de la chambre et les rejoignit. Elle leur tendit une feuille criblée de trous par la mine du crayon. En guise de démon, Victor avait dessiné un gros tourbillon noir. Patrick poussa un soupir d’agacement.
— Quand pensez-vous qu’il sera apte à nous expliquer ce qui s’est passé ?
— Une semaine, un mois, peut-être jamais. Son esprit va tout faire pour le protéger. Il est possible qu’il engloutisse tous les souvenirs et qu’il transforme tout cela en… (elle hocha le menton vers la feuille) … un véritable trou noir.