38

L’amour avec Frédéric… Le coup de fil dans la nuit… Le corps découvert dans le coffre du Kangoo…

Abigaël essaya de rester forte à son arrivée devant l’institut médico-légal, ce sinistre bloc de béton planté aux abords de la sortie de l’autoroute A1. Malgré les réticences de Frédéric et son état comateux, elle avait insisté pour assister à l’autopsie du corps retrouvé dans le coffre du Kangoo aperçu à une centaine de mètres du lieu de l’accident.

Le temps était sec, le ciel tapissé d’étoiles, mais le vent qui avait gonflé dans les champs alentour, bien au-delà des entrepôts frigorifiques, cisaillait les chairs. La jeune femme se recroquevilla sous son manteau, bien réveillée à présent. Frédéric termina d’engloutir un morceau de pain — il fallait toujours éviter d’arriver l’estomac vide dans ce genre d’endroit —, lui passa une main sur l’épaule et la frictionna pour la réchauffer. Puis il lui serra la taille — pour pouvoir la retenir si elle fléchissait.

— Ça va aller ?

Abigaël avait du plomb dans la gorge. Plus jamais elle n’aurait pensé remettre les pieds dans ce lieu de cauchemar. Aux côtés de Frédéric, elle avança sans réfléchir dans le couloir que le garçon de morgue nettoyait à grands coups de serpillière, des écouteurs dans les oreilles. Le sol en linoléum noir brillait sous les néons agressifs. Il était 3 heures du matin.

— On peut passer ? demanda poliment Frédéric en plissant les yeux.

L’homme ôta ses écouteurs, arrêta son lecteur et acquiesça. Il portait une blouse, une paire de gants de ménagère et des bottes.

— Oui, allez-y. Les gars qu’on retrouve dans l’eau après plusieurs mois, c’est pire que les escargots, ça dégueulasse tout partout où ça passe. Et si on ne nettoie pas tout de suite, ça laisse des marques.

— Vous ne dormez donc jamais ?

— Pas beaucoup.

Il sortit un baume mentholé de sa poche et le tendit à Abigaël.

— Mettez ça. Juste un conseil d’ami. C’est pas beau, là-dedans.

Elle se demanda comment lui, il pouvait supporter ces odeurs. Le cadavre pourri avait tout imprégné sur son passage, la puanteur régnait jusqu’à l’extérieur. Elle saisit le petit récipient, tartina le bord de ses narines de crème transparente et le tendit à Frédéric. Puis elle poussa la porte battante qui menait dans l’une des deux salles d’autopsie.

Elle salua Patrick Lemoine et Hermand Mandrieux d’un timide bonjour. Le capitaine de gendarmerie sembla apprécier sa présence. Il était évidemment au courant de sa relation avec Frédéric — la vie privée d’un gendarme n’existait pas au sein de son équipe. Le légiste lui adressa un bref mouvement de tête, et elle orienta ses yeux vers la masse informe allongée sur la table en acier.

Le corps était arrivé à un tel stade de décomposition qu’on pouvait difficilement dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Des fragments de peau semblaient avoir glissé sur certains muscles jusqu’à se rétracter en accordéon. À divers endroits saillaient les tendons et les os. La jambe gauche avait été séparée du corps et posée sur l’autre table. La tête se résumait à un bol de porridge. Le crâne semblait avoir été défoncé, il présentait de significatives béances, et un peu de liquide blanchâtre coulait encore par certains orifices. Des morceaux d’os crâniens étaient posés de chaque côté de la tête, sur la table, comme les pièces d’un puzzle de calcium.

Frédéric salua son frère et alla serrer la main de Patrick Lemoine, avant de se tourner vers l’amalgame de chairs. Il resta à bonne distance et étala machinalement le baume qu’il avait sous le nez.

— Où sont ses vêtements ?

— On l’a trouvé comme ça, complètement nu.

— Nu, dans un coffre de voiture… Où a-t-on récupéré le véhicule ?

— Entre Rieulay et Marchiennes, à une quinzaine de kilomètres du lieu de l’accident d’Yves et donc de l’endroit où on a découvert le dernier épouvantail. Le coin est isolé, entre forêt et campagne. Le chauffeur a dû quitter la départementale juste après Rieulay, s’enfoncer sur les petites routes et emprunter une voie bitumée qui longe la Scarpe sur plusieurs kilomètres. Il y a la place pour faire passer un véhicule. Puis il a balancé la voiture à l’eau.

— Et on l’a retrouvée par hasard ?

— Oui, un coup de chance. Cet endroit est sondé une fois par an par des plongeurs, à cause d’une station d’épuration pas très loin de là… Ils font ça avant le printemps. Le Kangoo est entre les mains de notre cellule d’identification pour les analyses.

Lemoine soupira. Abigaël ne l’avait pas vu depuis presque deux mois, il avait encore maigri. Son visage se résumait à un mélange d’arêtes et d’angles. Il hocha le menton vers le frère de Frédéric.

— Tu peux leur faire un bref topo ?

Hermand Mandrieux s’approcha du cadavre, côté droit, sa blouse blanche maculée de haut en bas — des aplats bruns, gris, jaune pisse, pareils aux taches d’une vache. Les semelles de ses chaussures en caoutchouc couinaient sur le sol où s’étaient écoulées des rivières visqueuses. Il se racla la gorge avant d’attaquer :

— Sujet de type caucasien, de sexe masculin, âge estimé entre 45 et 65, mais il faudra attendre un retour de l’anthropo pour avoir plus de précisions parce que, là, on n’y voit pas grand-chose. Sa jambe gauche s’est décrochée quand on l’a installé sur la table. Taille aux alentours d’un mètre quatre-vingts. Crâne chauve, couleur des yeux indéfinissable. Il est difficile également d’estimer la date de la mort, à cause du séjour dans l’eau, de l’enfermement dans le coffre rempli d’eaux stagnantes et de l’état du corps. Ça peut aller de plusieurs semaines à plusieurs mois. Mais il y avait ça à son poignet gauche.

Il désigna une montre sur la paillasse.

— Montre à aiguilles, qui indique le jour de l’année et l’heure. Et non étanche, merci au fabricant.

Abigaël et Frédéric allèrent y jeter un coup d’œil. C’était une montre plutôt bas de gamme, d’une marque quelconque, avec un bracelet en plastique noir. Hermand vint à leurs côtés.

— Elle s’est arrêtée quand elle a pris l’eau, sur le 6, 4 h 37. C’est 4 h 37 du matin, vu la position du « 6 » encore un peu au-dessus du centre du cadran. Donc mort un 6… Pas le 6 mars, il ne serait pas dans cet état. 6 février, 6 janvier…

— Ou 6 décembre, souffla Abigaël, accusant le coup.

Elle se tourna vers Patrick Lemoine.

— Mon accident a eu lieu à 3 h 43, le 6 décembre. Si j’ai bien compris, moins d’une heure après, le Kangoo noir que j’ai aperçu garé sur le bas-côté, juste avant le drame, finissait au fond d’une rivière à vingt kilomètres de là, avec un corps nu dans le coffre. Ça vous paraît exact, ou j’ai manqué un épisode ?

Lemoine laissa un vieux souvenir remonter à la surface.

— Ça me rappelle une énigme qu’on se racontait quand on était mômes. Un jour, on retrouve un homme-grenouille mort, avec le masque, les bouteilles et les palmes, au beau milieu d’une forêt complètement brûlée, à proximité de Montpellier. Pas la petite forêt, mais le gros truc de centaines et de centaines d’hectares. Un incendie avait tout ravagé mais le type, lui, était intact. Vous savez pourquoi ?

Il sonda les visages. Personne ne lui répondit.

— Eh bien, il plongeait tranquillement en pleine mer, et il s’est fait embarquer par un Canadair qui écopait pour éteindre l’incendie…

Il ne pouvait s’attendre à une réaction de joie. Les mines restaient noires, fermées.

— Tout ça pour vous dire que j’ai l’impression qu’on est ici dans le même genre de délire. Et j’ai horreur de ça parce que ces putains d’énigmes, j’ai jamais su les résoudre.

Le légiste retourna auprès du corps.

— Toi non, mais la science, si, fit-il. L’autopsie aurait révélé une explosion des organes liée à la décélération, un squelette en miettes, probablement un peu d’azote résiduel dans le sang à cause de la profondeur. En analysant la flotte qu’il avait probablement ingurgitée en faible quantité en mettant son détendeur dans la bouche, on aurait pu déduire qu’il venait de la Méditerranée…

Il fit basculer ce qui restait de la tête.

— Revenons-en à notre ami. Orifice d’entrée en forme d’étoile sur l’os temporal gauche, ainsi que la présence de ce qu’on appelle une collerette érosive sur la chair, que l’on associe la plupart du temps à la pénétration et au frottement d’un projectile.

Abigaël s’approcha, les mains regroupées. Elle avait vu les corps de son père et de sa fille sur cette même table, quatre mois plus tôt. La lampe Scialytique disséquait les chairs avec toujours autant de cruauté.

— Une exécution.

Hermand Mandrieux haussa les épaules.

— Difficile d’avoir des certitudes dans ces conditions. Toujours est-il que je n’ai pas trouvé d’orifice de sortie. Le projectile est resté à l’intérieur du sujet, cela peut arriver, ça dépend de la distance, de l’angle de tir, de l’arme utilisée, un pistolet ou un revolver ici plutôt qu’un fusil qui aurait fait plus de dégâts.

— T’as retrouvé la balle ? demanda Frédéric.

— Non, mais on a ça, intervint Lemoine.

Le capitaine de gendarmerie lui tendit son téléphone portable. Une photo du Kangoo sorti de l’eau par un treuil était affichée. Le coffre avait été ouvert par les techniciens, avec le cadavre nu et recroquevillé à l’intérieur, en partie immergé dans de l’eau d’une couleur indéfinissable. On aurait dit une larve géante, translucide. Frédéric imagina aisément l’état des auteurs de cette sinistre découverte.

— Jette un œil à la photo suivante, continua Lemoine.

Frédéric fit glisser son doigt sur l’écran. Abigaël était collée à lui. Elle voyait à présent un gros plan d’un cric de voiture, posé sur une bâche bleue à même le sol. Hermand Mandrieux partit boire de l’eau au fond de la salle.

— Les plongeurs l’ont retrouvé à quelques mètres du véhicule, précisa Lemoine.

— Le crâne est criblé de fractures, de cassures, compléta le légiste en revenant vers eux. Des éclats d’os sont encore incrustés dans la chair en décomposition. Pour parler en termes clairs, il a été défoncé violemment. Je ne suis pas flic, mais ça ne me paraît pas compliqué d’en déduire que ça a été fait avec le cric.

Frédéric se passa une main sur le front.

— Le meurtrier a voulu récupérer la balle à tout prix…

— Il semblerait.

Abigaël réfléchit à voix haute.

— Ils agissent ainsi quand ils savent que la balle peut mener à l’arme. Les rayures liées au canon, la forme de la percussion sont les empreintes digitales d’une arme. Or une arme conduit tout droit à un individu si elle est enregistrée.

— Ou alors, si elle a déjà été utilisée dans une autre affaire, intervint Frédéric.

— Soit notre meurtrier ne veut pas qu’on fasse le rapprochement, soit il est d’une prudence extrême et il connaît bien les techniques d’identification de la police.

— On doit quand même se demander si ce cadavre n’est pas Freddy. Même si on a découvert les vêtements d’Arthur deux mois plus tard. Ils auraient très bien pu être déposés par un complice, en l’occurrence celui qui a commis le crime.

— On a l’ADN de Freddy dans la base, trancha Lemoine. On va comparer avec celui de ce cadavre, et on saura.

Ils échangèrent quelques minutes sur ce point de l’enquête. Hermand Mandrieux en profita pour glisser une poignée de cheveux dans un tube transparent qu’il bouchonna.

— Ce n’est pas tout, l’auteur des actes s’est aussi acharné sur le visage, fit-il en revenant auprès du corps. Il l’a réduit en bouillie avec un objet lourd, sans nul doute avec ce même cric. Il lui a défoncé la mâchoire et les dents. Et ce n’était pas la balle qu’il cherchait cette fois, il n’avait aucune raison de s’acharner à ce point, sauf s’il…

— … voulait rendre son identification impossible, le coupa Frédéric. Ça explique aussi la nudité. Un véritable boucher.

Abigaël imagina sans peine l’horreur de la scène, cette nuit-là. La balle en pleine tête. Le meurtrier, qui défonce le crâne et le visage à coups de cric… Les bruits d’os… Le sang qui gicle comme un feu de Bengale… Tout cela s’était peut-être passé durant son inconscience, à quelques mètres d’une voiture réduite en bouillie comme ce visage. Patrick Lemoine se gratta le nez en grimaçant.

— Je ne supporte plus cette odeur, bon Dieu !

Hermand Mandrieux lui adressa un sourire amical.

— Je vous épargne la suite de l’examen. Je vais faire les prélèvements pour l’ADN, la toxico, et tout le nécessaire. Attendez dans le couloir ou devant l’IML, si vous voulez.

— Je vais rester jusqu’au bout, lâcha Frédéric.

Abigaël et Lemoine ne se firent pas prier et sortirent. Une fois à l’extérieur, le capitaine de gendarmerie essuya avec un mouchoir la pommade sous son nez et renifla son blouson.

— Je ne supporte vraiment pas les noyés ou les tas de chair qu’on sort de l’eau. Ce que ça pue ! Même après une douche, t’as encore l’odeur incrustée en toi. T’es au lit avec ta femme et elle te demande si t’as bien sorti les poubelles.

Dans un soupir, il alluma une cigarette. Il aspira une grosse bouffée qu’il rejeta par les narines.

— Comment ça va, toi ?

— Comme tu vois. Tu sais bien sûr qu’avec Fred on habite ensemble depuis l’histoire des deux types qui ont débarqué dans ma maison.

— Il m’en a touché un mot, oui. Et je crois que ça le ravit.

Il lui sourit brièvement.

— On prend encore des nouvelles de toi souvent, tu sais ? C’est moche, cette histoire autour de ton père. Cette double identité. Tu ne sais toujours pas à quoi correspond le code secret que tu aurais trouvé dans le bateau ?

— Je reçois régulièrement des e-mails d’internautes qui essaient de le décrypter, en vain. Il n’y a que mon père qui savait le faire, et il n’est plus là.

Abigaël plongea les mains dans ses poches et perdit son regard vers l’autoroute du Nord. Des feux jaunes et rouges s’enfonçaient dans les ténèbres. Elle s’était toujours demandé vers où roulaient tous ces gens, si tard dans la nuit.

— Il y a un trou dans ma vie de trois heures, la nuit du 6 décembre. Trois heures durant lesquelles, au mieux, j’aurais dû me vider de mon sang, vu la violence du choc. Trois heures pendant lesquelles mon père, qui vivait sous une fausse identité, et ma fille, auteure d’une lettre où elle annonce qu’elle va mourir, sont décédés sur une route par laquelle on n’aurait jamais dû passer. Toujours durant ce temps, un type se retrouve nu au fond d’un coffre, le crâne et le visage défoncés à coups de cric et, j’y crois toujours, Freddy s’amuse à trifouiller dans la valise de ma fille pour lui voler son chat en peluche, prenant soin de remettre la clé dans sa poche et de refermer la valise…

Elle souffla un petit nuage de buée.

— C’est comme ton énigme avec l’homme-grenouille. Faut que je comprenne ce qui s’est passé, Patrick. Faut que j’élucide ce sac de nœuds autour de l’accident parce que, sinon, ça va me rendre dingue.

Загрузка...